Une vraie révolution se doit d'être radicale et conquérante. Tel fut le cas avec ce que l'on a nommé la « révolution cognitive » 1. Il y a trente ans, le mot « cognitif » était absent des publications en psychologie. Aujourd'hui, la psychologie cognitive- a tout bouleversé sur son passage et a conquis le pouvoir de façon quasi hégémonique. Omniprésente dans les articles, les manuels, les laboratoires, les colloques... certains n'hésitent pas à assimiler la psychologie dans son ensemble à la psychologie cognitive 2.
Comme toute révolution digne de ce nom, la « révolution cognitive » a renversé un ordre ancien, s'est emparée du pouvoir de façon exclusive, a forgé une nouvelle orthodoxie. Mais son succès a aussi provoqué des réactions hostiles et des critiques sévères.
Mais quelle est donc la nature de cette révolution ? En quoi est-ce une façon nouvelle de concevoir l'être humain ? Quels en sont les principes, les champs d'application ?
Sept, le chiffre magique
On s'accorde généralement pour dater la naissance de la psychologie cognitive à l'année 1956, marquée par trois événements... passés assez inaperçus à l'époque.
Le premier événement prend la forme d'un article de George Miller au titre énigmatique : « le nombre magique 7, plus ou moins 2 », publié par la Psychological Review 3. Dans cet article, G. Miller, alors jeune psychologue à Harvard, tentait d'attirer l'attention de ses collègues sur certaines limites du psychisme humain.
Lorsque l'on doit traiter des informations, l'esprit tend à s'embrouiller dès que leur nombre atteint sept (plus ou moins 2). Il est, par exemple, difficile de en mémoriser une suite de plus de sept chiffres (comme la liste 4, 2, 9, 3, 9, 8, 3, 5). Au-delà, la mémoire chancelle. S'il en est ainsi, soutient G. Miller, c'est que le cerveau possède une structure propre, avec ses limites et qu'il ne peut pas être comparé à un réceptacle vierge comme le suppose le béhaviorisme-. De plus, remarque G. Miller, pour surmonter leurs limites intellectuelles, les humains ont inventé une solution ingénieuse : regrouper les chiffres par grappes. Il est ainsi plus facile de retenir la liste de chiffres cités en les regroupant par paires : 42, 93, 98 et 35. G. Miller met ainsi l'accent sur une capacité de l'esprit : celle d'effectuer un véritable « traitement » logique qui ne se réduit pas à un simple enregistrement des données transmises.
Le deuxième événement se produit l'année où G. Miller publie son retentissant article, Jerome Bruner, un de ses amis et collègue à Harvard, va lancer lui aussi des recherches qui s'inscrivent dans la même perspective.
J. Bruner travaillait à l'époque sur le processus de « catégorisation- ». En demandant à ses étudiants de classer des cartes de couleurs et de formes différentes, J. Bruner s'était aperçu que les individus utilisaient des stratégies mentales différentes. Les uns procédaient à partir d'une carte de référence (focusing), d'autres effectuaient un classement fondé sur une vue d'ensemble de la pile de cartes (scanning).
Cette idée de « stratégies mentales » changeait radicalement de perspective par rapport au béhaviorisme, théorie psychologique alors dominante : elle s'intéressait aux cheminements de la pensée consciente du sujet, aux différentes étapes par lesquelles le sujet cherche à résoudre un problème.
Le cognitivisme, première manière
Le trait commun entre les recherches de G. Miller et de J. Bruner était, à l'époque, d'être révolutionnaires, voire hérétiques. Elles mettaient l'accent sur les « états mentaux » du sujet, sur ses capacités de raisonnement, sur la façon dont il traitait l'information. Conscients d'avoir ouvert une brèche dans la psychologie dominante de l'époque, G. Miller et J. Bruner créent ensemble le Harvard Center for Cognitive Studies, dont le projet n'est rien moins que de fonder la psychologie sur de nouvelles bases. « La révolution cognitive avait l'ambition de ramener l'esprit dans le giron des sciences humaines d'où l'avait chassé le long hiver glacé de l'objectivisme », raconte J. Bruner, retraçant son projet fondateur. Il s'agissait de reconstituer les stratégies de pensée, voire les « visions du monde » des personnes en train de penser. C'était un vent nouveau qui soufflait sur la recherche. On allait enfin ouvrir la « boîte noire » de l'esprit humain. D'ailleurs, les fondateurs du Centre de Harvard invitaient philosophes et anthropologues à s'associer à ce grand programme de recherches.
C'est ainsi qu'à partir de la fin des années 60, la psychologie cognitive prend son envol et détrône le béhaviorisme. Mais ce n'est pas tout à fait dans l'optique de G. Miller et de J. Bruner que la révolution cognitive se développe, car , en 1956, au moment ou les deux hommes lançaient leur révolution, se produit un troisième évènement qui allait durablement marquer la psychologie cognitive naissante. Durant l'été, à l'Université de Dartmouth (Etats-Unis), se tient un séminaire qui réunit psychologues, ingénieurs, mathématiciens et neuroscientifiques- autour d'un projet fascinant : la mise en oeuvre d'une « intelligence artificielle- » capable de copier et de simuler les performances de l'intelligence humaine. Ce séminaire est aujourd'hui considéré comme l'acte de naissance des sciences cognitives-. Cette direction donnée aux premières recherches congnitives est sensiblement différente de celle envisagée par G. Miller et J. Bruner, même si à l'époque personne n'en n'a vraiment conscience.