La vie politique est-elle un concours de métaphores ?

Nos opinions politiques, et nos pensées en général, sont-elles guidées par des métaphores pour le moins illogiques et terre à terre ? Une virulente querelle oppose sur ce point George Lakoff et Steven Pinker, deux célèbres spécialistes des fondements du langage.

Qu’un critique descende en flammes un ouvrage politique et que l’auteur réplique vertement, voilà qui n’étonne personne, car en politique, on n’y va généralement pas de main morte. Mais si les protagonistes sont des professeurs distingués et que l’objet de l’empoignade s’appelle « la métaphore », alors c’est autre chose : le thème semble plus adapté aux débats pointus entre érudits qu’à occuper les têtes de gondole de chaînes de librairies. C’est pourtant ce qui arriva en 2006 entre George Lakoff et Steven Pinker. Cette année-là, G. Lakoff, professeur à l’université de Californie à Berkeley, publie Whose Freedom ? (1), un livre qui traite du rôle des métaphores en politique et donne quelques conseils d’usage. Face à l’image d’une nation gouvernée par un « père autoritaire », idéal d’une Amérique conservatrice, G. Lakoff invite en effet les démo­crates à reconquérir leur électorat en s’appuyant sur la métaphore d’un État en « mère nourricière ».

S. Pinker, professeur à Harvard, rédige alors un compte-rendu assassin de l’ouvrage : il le qualifie de « catastrophe ferroviaire » et lui reproche, entre autres, son ton messianique, ses affirmations arbitraires, ses descriptions caricaturales, ses analyses superficielles. La réponse de G. Lakoff, de la même veine, balance entre des accusations d’incompétence et de mauvaise foi. Pour comprendre quelle mouche a bien pu piquer ces intellectuels, et surtout si fort, il est utile de revenir aux détails de la controverse.

 

Lakoff ou la métaphore conceptuelle

G. Lakoff et S. Pinker sont tous deux linguistes et célèbres. Ils se situent, chacun à sa manière, dans la filiation du plus célèbre d’entre tous, Noam Chomsky, qui a lui aussi défrayé la chronique tant en politique qu’en science. Ancien doctorant de Chomsky, G. Lakoff fait cependant partie de ses opposants. Aux antipodes de l’innéisme radical de son ex-mentor, il prône une vision constructiviste de la pensée humaine. Pour lui, les métaphores construites à partir d’expériences concrètes sont les principaux supports de la pensée. « Le sens métaphorique fait partie de notre fonctionnement comme notre sens du toucher et est aussi précieux », écrit-il en 1980 (2). Ainsi, lorsque nous employons des expressions aussi anodines que « Je ne vous suis plus », « Vous allez trop loin », « Vous tournez en rond », « Le carrefour des idées », « Les méandres d’une argumentation », « Je vous arrête tout de suite », « Je n’irai pas par quatre chemins », ou encore « Vous êtes dans une impasse », nous conformons notre discours à une famille de métaphores inconscientes, qualifiées de conceptuelles par G. Lakoff, qui incarnent l’idée qu’une argumentation est un parcours. Inexprimées mais extrêmement influentes, ces métaphores gouvernent la manière dont une notion – ici une argumentation – est pensée dans les termes d’une autre – ici un parcours. En défendant l’existence de métaphores fondatrices issues d’expériences sensorielles, G. Lakoff et Mark Johnson ont poussé le bouchon plus loin et font maintenant partie des porte-drapeaux du courant de la « cognition incarnée », très en vogue dans le champ des sciences cognitives (3). Il soutient que l’être humain pense de manière « ancrée », et que ses concepts naissent des relations entre le corps et l’environnement. Les titres de certains de leurs ouvrages, comme The Body in the Mind (4) (le corps au cœur de l’esprit) ou encore Philosophy in the Flesh (5) (la philosophie incarnée) sont éloquents. Ainsi, la rationalité humaine dépendrait de cette incarnation : « Nous, humains, sommes incarnés. Cette incarnation sculpte à la fois ce que, et la manière dont, nous vivons, pensons, comprenons, imaginons, raisonnons et communiquons », affirme M. Johnson (6). S. Pinker appartient à une autre école. Linguiste également, ayant fait des incursions poussées en psychologie évolutionniste, voire en psychologie sociale, il est classé parmi les cent individus les plus influents au monde par Time Magazine en 2004. C’est l’une des figures intellectuelles américaines les plus en vue. Il a développé sa pensée par les canaux académiques traditionnels, mais aussi dans des ouvrages à destination d’un public plus étendu, ce qui lui a valu une large reconnaissance au point d’être deux fois finaliste du prix Pulitzer. S. Pinker défend l’idée de structures mentales développées par l’évolution sous la pression des contraintes d’adaptation au milieu environnant qui font que la pensée obéit à une certaine syntaxe, parle un certain langage mental. Il a notamment montré que des constructions langagières qui semblent arbitraires obéissent en fait à des règles syntaxiques cachées qui constituent une logique abstraite de l’esprit, et que les langues se doivent de respecter d’une manière ou d’une autre. Son premier ouvrage pour grand public, The Language Instinct (7), a beaucoup contribué à rendre accessibles les idées de Chomsky. Et même si certains désaccords de fond existent avec ce dernier, le rôle des structures innées est également crucial pour S. Pinker, qui considère qu’elles contraignent radicalement l’acquisition du langage.