« C’est affreux d’être pauvre », soupire Meg, regardant sa vieille robe (…). « Mais nous avons père et mère, et chacune de nous », rétorque joyeusement sa sœur Beth, depuis le coin où elle se trouve». En 1868, Les Quatre Filles du docteur March, grand succès éditorial américain, vante les vertus du bonheur familial, un thème incontournable de la littérature jeunesse. La famille n’est-elle pas au fondement même de nos vies ? Difficile de faire la liste de ce que la plupart d’entre nous lui devons, depuis notre langue maternelle jusqu’à nos premiers souvenirs d’enfance ou même notre construction cognitive : il y a quelques mois, une étude montrait que des parents apportant « soutien affectif, empathie, réassurance, encouragements et félicitations » contribuent au développement de la zone de l’hippocampe dans le cerveau de leur enfant (Sciences Humaines, n° 284). La famille est aussi le premier lieu des solidarités. En 2004, Claudine Attias-Donfut et Jim Ogg se sont intéressés à l’aide que les Européens apportent à leurs proches. L’article, paru dans le numéro 58 de la revue Retraite et société, montre qu’un Français de plus de 50 ans sur quatre a donné de l’argent à ses proches au cours des douze mois écoulés. Et que dire de ces 11 millions de Français qui se dévouent pour prendre en charge l’un des leurs, qu’il soit malade, handicapé ou dépendant ? La famille reste d’ailleurs plébiscitée : l’Insee constatait en décembre 2018 que six jeunes sur dix n’avaient « aucun problème dans les relations avec leurs deux parents », et que ces bonnes relations comptent beaucoup dans le bien-être qu’ils éprouvent.
Des différences économiques
Si elle nous protège et nous entoure d’affection, la famille joue cependant un rôle paradoxal. Sans le vouloir, elle peut aussi limiter dès le berceau les possibilités que nous réserve l’avenir. Tout simplement, parce que les familles n’ont pas toutes les mêmes ressources à offrir à leurs bambins. C’est le cas, bien sûr, dans le domaine économique. Selon l’Observatoire des inégalités, 400 000 enfants de moins de 6 ans vivent aujourd’hui dans une famille pauvre. Concrètement, cela peut se traduire par une alimentation de mauvaise qualité, un habitat indigne, l’absence de vacances hors du domicile, etc., toutes conditions que ne partageront pas leurs camarades nés dans des familles plus aisées. Ces inégalités sont loin d’être négligeables : toujours selon l’Observatoire des inégalités, un Français appartenant au groupe des 10 % les plus riches (premier décile) a un patrimoine 627 fois supérieur à celui d’un Français appartenant aux 10 % les moins riches (dernier décile). Or, en vertu de notre droit successoral, ces inégalités seront en grande partie transmises aux enfants. La France, qui a fait de l’égalité sa devise, est en effet le pays d’un étrange paradoxe. Lorsqu’il s’agit de corriger les inégalités économiques à un instant donné, elle se montre très efficace : en 2018, les Français du premier décile avaient en moyenne des revenus 21 fois plus élevés que ceux des Français du dernier décile. Mais après impôt et prestations sociales, souligne l’Observatoire des inégalités, ce rapport est divisé par 4. Un bilan qui place notre pays en bonne position, à en croire Oxfam et Development Finance International. Depuis 2017, ces deux ONG publient un indice qui reflète l’engagement des États à réduire les inégalités entre pauvres et riches. Il est calculé en analysant les dépenses sociales, la fiscalité et le droit du travail. En 2018, la France a été classée 8e sur 157. En revanche, la transmission des inégalités d’une génération à l’autre persiste durablement (entretien ci-dessous). Selon l’OCDE, il faut en France six générations, soit 180 ans, pour qu’« un descendant d’une famille en bas de l’échelle des revenus (les 10 % les plus bas) se hisse au niveau moyen », contre deux générations seulement au Danemark… On voit d’ailleurs de grandes dynasties traverser les siècles, comme les Wendel. Leur fortune se construit à partir de 1704 par le rachat d’une forge. Deux siècles plus tard, selon le classement 2018 du magazine Challenges, les 1 120 héritiers possèdent un tiers du holding familial, au chiffre d’affaires de plus de 8 milliards d’euros.