Le développement personnel au service de l'entreprise

Le développement personnel fait désormais partie de l'attirail des managers. L'objectif : aider les cadres à mieux se connaître et maîtriser leurs interactions avec autrui. Poussant ces salariés à se conformer aux comportements attendus par l'organisation, ces pratiques participent d'un nouveau modèle de pouvoir.

Dans nos organisations, où les logiques hiérarchiques laissent place à des modes de coordination plus souples et plus transversaux, et où la logique de service progresse, les salariés doivent aujourd'hui apprendre à coopérer, à gérer leurs interactions et à être « autonomes », c'est-à-dire à construire en partie le cadre de leur action. En réponse à cet accroissement des compétences subjectives requises, les pratiques de « développement personnel » investissent la littérature managériale et font leur entrée dans les organisations. Ces pratiques visent à permettre à l'individu de mieux comprendre son mode de fonctionnement émotionnel, cognitif et intellectuel, cela pour acquérir un rapport à soi-même, à autrui et à son travail tout à la fois plus harmonieux et plus performant. Ainsi, elles s'inscrivent dans un projet managérial car elles relient des objectifs individuels (augmenter son bien-être) et des objectifs organisationnels (être plus efficace).

Les méthodes de développement personnel sont d'ordre réflexif, dans la mesure où elles invitent l'individu à se prendre lui-même comme objet d'étude. Or il n'y a pas de manière neutre et objective de se considérer soi-même. L'intériorité n'est pas une entité préexistante à laquelle on pourrait avoir accès par un simple regard introspectif : c'est une construction sociale. Autrement dit, la manière dont on se regarde soi-même et dont on cherche à « faire usage de soi » est en partie construite par les présupposés sur la psyché que l'on adopte. Ce faisant, le fonctionnement des pratiques de développement personnel comme dispositifs managériaux consiste à proposer à chacun une vision de lui-même qui soit porteuse de valeur tant pour lui (bien-être, sentiment de maîtrise) que pour son entreprise (efficacité, performance).

Des formes de contrôle plus subtiles

Si l'efficacité réelle de ces pratiques reste à questionner (peut-on vraiment apprendre à maîtriser ses émotions ou à gérer son rapport à soi ?), elles contribuent à forger un type de rapport à soi qui n'est pas sans effet sur les comportements. Par ce biais opèrent de nouvelles formes de contrôle organisationnel, plus subtiles et plus « euphémisées », puisqu'appuyées sur la réalité impalpable du rapport à soi.

L'introduction des pratiques de soi dans le management se constate surtout dans les organisations dites organiques, dans lesquelles le contrôle s'exerce moins par un principe hiérarchique ou par le respect de procédures que par une régulation souple et transverse, et où chacun peut et doit construire sa place dans un réseau de relations. Nous nous appuierons ici sur une enquête menée dans une telle organisation, à savoir une multinationale (américaine) du conseil en stratégie. Ce cabinet s'est doté d'une double vocation : l'excellence dans le service du client et le développement de ses consultants. Celui-ci désigne assez largement le processus de progression professionnelle sur différents domaines très normés, dont celui des capacités relationnelles. La clé de voûte du pouvoir managérial repose sur sa capacité à soutenir simultanément ces deux vocations parfois contradictoires. Les consultants de ce cabinet suivent, quelques semaines après leur arrivée, une formation comportementale fondée sur le Myers-Briggs Personality Indicator (MBTI). Cette formation doit permettre à chacun de « mieux se connaître » en identifiant les modes de travail et d'interaction qu'il privilégie, les conditions de travail dans lesquelles il donnera le meilleur de lui-même, les meilleures méthodes pour le manager, etc. Ainsi, la connaissance de soi s'acquiert en termes de « forces et faiblesses » par rapport à un rôle professionnel, c'est-à-dire en termes de critères d'utilités dans le système organisationnel.