Le grand basculement

Mondialisation, urbanisation, démocratisation, réchauffement climatique, modification de l’homme par la technologie… Nous connaissons une ère de mutations sans précédent. Mais l’interdépendance de ces phénomènes semble en brouiller toute appréhension – à moins de penser global.

Explorant l’état du monde contemporain et esquissant des pistes pour le futur, ce magazine offre une double face : les optimistes y trouveront matière à espérer ; les pessimistes de quoi nourrir leurs craintes. Le constat est là : l’humanité ne s’est jamais aussi bien portée ; jamais le Monde* 7 n’a été autant pacifié, aussi riche et productif ; et jamais l’avenir n’a semblé si lourd de menaces, au premier rang desquelles s’affiche l’inéluctable réchauffement climatique, corollaire de notre présente prospérité.

1 - Aux racines du présent

Pour comprendre la genèse de ce nouveau Monde dans lequel nous vivons, un retour sur événement s’impose. Suivons la synthèse que le journaliste Hervé Kempf campe dans la première moitié d’un ouvrage récent (1) : c’est à la charnière des XVIIIe-XIXe siècles que le Monde s’est forgé, en ce petit point du globe qu’est l’Angleterre. La révolution industrielle permet alors à l’humanité de s’affranchir du lot commun qui avait été le sien depuis qu’au Néolithique, elle avait domestiqué plantes et animaux en différentes zones tempérées de la planète – celui d’un niveau de vie dicté par la rareté de l’énergie, disponible uniquement sous forme de nourriture et de travail animal.

La combustion d’énergie fossile (charbon, et plus tard pétrole) brise cette limite et entraîne en synergie d’autres révolutions : les chemins de fer et les navires à vapeur autorisent des mouvements de population inédits, le télégraphe lie le Monde par la circulation instantanée de l’information, l’artillerie décuple la puissance mortifère de l’armement, la production en usines multiplie le volume de biens disponibles, le rendement agricole augmente, des capitaux croissants se dégagent, l’argent circule sans entraves alors que l’Europe impose le libre marché à l’ensemble de la planète tout en en colonisant près des trois quarts. L’accès aux soins sauve une multitude de nourrissons, double l’espérance de vie et initie une explosion démographique, ressort de cette expansion…

publicité

L’État-nation européen devient la norme politique idéalisée, qui sera mise planétairement en œuvre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La pre­mière mondialisation, fruit de la première révolution industrielle, court des années 1850 à 1914. Elle enchevêtre déjà la géopolitique, le social, l’économique, la technologie, l’environnement et les valeurs. Pas d’expansion sans l’essor conjoint de l’idéologie du libre marché, de la démographie, de la production en série, des progrès de l’armement, des conquêtes qui donnent accès aux ressources… Et cette mutation amène aussi des inégalités faramineuses en termes de développement entre pays qui jusqu’alors connaissaient des niveaux de vie sensiblement comparables sur toute la planète, à conditions environnementales équivalentes.

La deuxième révolution industrielle, combinant l’essor des technologies de l’information et du moteur à explosion, est aussi marquée par un changement de leadership. Il était britannique, il est désormais états-unien. Le dollar est maître. Dans les décennies qui suivent 1945, l’Occident connaît une croissance de 5 % l’an, l’Afrique semble bénéficier de cette manne (nul n’a encore diagnostiqué qu’elle était « mal partie »), et c’est l’Asie qui est alors à la traîne. La population mondiale explose : de 1,6 milliard en 1900, elle atteint 3 milliards en 1950, 6 en 2000 ! L’agriculture réussit à accompagner cette croissance, par le biais d’une révolution verte amorcée dans l’entre-deux-guerres, dopée aux intrants pétroliers et à l’industrialisation. Dans l’intervalle s’est formée une société mondiale, dans laquelle se manifeste aujourd’hui une grande convergence, par l’égalisation des conditions matérielles d’existence sur la planète. Mais cette convergence entraîne une telle dégradation écologique qu’elle en sape les conditions même de son existence. De ce constat, H. Kempf esquisse, dans la seconde moitié de son livre, deux futurs possibles, deux choix politiques, entre le partage plus égalitaire des ressources, pour peu que les pays les plus riches acceptent de réduire leur niveau de vie ; et la prolongation de la compétition pour ces ressources, que l’on devine lourde de menaces.