Défendre les vertus du marché, en plein cœur du marasme qui suit l’une des plus graves crises économiques de l’histoire, demande une certaine forme de courage. Et requiert de bons arguments. Cela tombe bien, Laurence Fontaine a les deux. Spécialiste d’histoire économique, elle étudie depuis longtemps les fonctionnements du marché. Non pas de manière abstraite, mais « à hauteur d’homme », comme elle le dit elle-même, en étudiant la vie de « ces hommes et ces femmes qui veulent améliorer leur sort et ceux des leurs par l’échange de menus biens ou de produits coûteux ». Après s’être penchée sur les colporteurs, elle a déjà, dans L’Économie morale (2008), analysé les circuits complexes du crédit et de la dette dans l’Europe préindustrielle. La conclusion de cet ouvrage, où elle critiquait la manière dont certains courants de pensée (Attac et le Mouvement antiutilitariste en sciences sociales, MAUSS, en particulier) « diabolisent » le marché et encensent « l’économie du don », avait suscité à l’époque une vive controverse. Controverse qui n’est sans doute pas étrangère à sa volonté de revenir ici, de manière beaucoup plus détaillée, sur les raisons qui l’amènent à affirmer, contre l’esprit du temps, que le marché peut être émancipateur, en particulier pour les plus pauvres.
Ses arguments, L. Fontaine va donc les chercher dans l’histoire, plus particulièrement dans l’histoire de l’opposition entre l’économie aristocratique et le marché. L’économie aristocratique est une économie du don. Autrement dit, l’échange aristocratique « ne se fonde pas sur la valeur des choses qui sont offertes, mais sur la valeur des personnes impliquées dans l’échange ». L’aristocrate n’hésite donc pas à diminuer d’autorité la facture du fournisseur et à retarder son règlement, manifestant par là le pouvoir souverain qui est le sien. Il paie d’ailleurs volontiers en objets, extensions de sa personne, la logique du don rendant absurde la question de la justesse de l’échange : « On ne compte ni quand on offre ni quand on rend. » L’économie du don est une économie de l’honneur et du prestige : il s’agit de faire de l’autre son obligé. Le marché, c’est-à-dire ce « traité par le moyen duquel on échange, on troque, on achète quelque chose, ou l’on fait quelque acte de commerce » selon la définition de l’Encyclopédie, prend cette économie à contre-pied. L’échange marchand se caractérise en effet « par le fait que les biens échangés font l’objet d’une discussion sur l’estimation de leur valeur suivie d’un accord ». L’égalité de statut entre les partenaires heurte de plein fouet la logique aristocratique. Elle heurte aussi l’Église en venant contester le monopole divin de l’échange : prendre ce que Dieu donne et lui donner à son tour, voilà bien la seule économie qu’admettent les hommes de foi. L’aristocratie et l’Église sont donc les principaux adversaires du marché, qui menace la société à statuts sur laquelle sont assis leurs pouvoirs.