Le mythe du marché

Les États-Unis, paradis de la libre entreprise ? En retraçant l’histoire de la Silicon Valley, le sociologue américain Neil Fligstein montre à quel point une implication assidue de l’État fédéral a présidé à la naissance et à l’essor de ce haut lieu de la nouvelle économie.

Partout de par le monde, on présente aujourd’hui l’économie des États-Unis comme un modèle de « libre entreprise » où la compétition est dynamique, les entreprises efficaces et les gouvernements des États et de l’Union aussi discrets que possible. Ces derniers se tiendraient à l’écart du « marché », ne favoriseraient pas d’entreprises, d’industries ou de technologies en particulier et, lorsqu’ils interviendraient, ce serait seulement en vue de garantir la pleine et entière liberté de concurrence. La réalité n’a pas grand-chose à voir avec cette vision, puisque l’État américain est, depuis l’origine, profondément impliqué dans le fonctionnement de l’économie nationale, et ce d’une façon qui n’est guère étrangère aux Européens. La création et le développement de nouveaux marchés sont en effet rarement laissés aux seuls entrepreneurs. L’histoire de la Silicon Valley et l’essor des nouvelles technologies qui s’y est joué constituent un bel exemple de l’implication constante et multiforme de l’État fédéral dans l’économie américaine.

 

Les pépinières informatiques

L’explosion des technologies de l’information qui s’est produite à la fin du XXe siècle a créé un tout nouvel ensemble de marchés. Commençons d’abord par résumer son histoire telle que la plupart des observateurs – journalistes, politiciens et universitaires confondus – la retracent, c’est-à-dire comme l’effet spontané de l’activité entrepreneuriale. Ceux-ci estiment que les nouvelles technologies ont non seulement profondément transformé le monde dans lequel nous vivons, mais encore que les marchés ainsi créés sont à l’origine d’un nouveau type d’entreprises. À l’organisation pyramidale de la firme traditionnelle se serait substituée une entreprise en réseau, moins hiérarchisée, plus horizontale et plus prompte à saisir les opportunités d’innovation et de profit que les entreprises traditionnelles (1). Sous peine d’être éliminées, ces firmes font de l’apprentissage continu et de l’autotransformation permanente un impératif. Elles créent ainsi des richesses inégalées dans l’histoire. La Silicon Valley et ses émules que sont les « pépinières informatiques » de Seattle, Austin, Washington, Boston ou Ann Arbor incarnent d’ores et déjà un avenir proche où les entreprises seront rapides, souples, de petite taille, et formeront alliances et réseaux au gré de leurs intérêts stratégiques changeants. De plus, disent les chantres de la « nouvelle économie », les bouleversements ayant lieu dans cette « nouvelle économie » se produisent sans l’apport de l’État. Celui-ci ne réglemente pas ces marchés, ne choisit ni les perdants ni les gagnants, et n’y fait aucun investissement. L’« économie de la connaissance » est inventée dans les universités et soutenue par des entrepreneurs en réseau.

Il y a, en vérité, de nombreuses failles dans l’histoire telle qu’elle est présentée ci-dessus. L’une d’elle est que le rôle essentiel de l’État dans l’établissement de règles, le financement de la recherche et du développement (R & D) et l’achat de produits pour les manufacturiers de matériel informatique est passé sous silence, nié même.

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Il y a eu quatre vagues d’innovation dans le secteur de l’informatique. La première fut engendrée par la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide et mena au développement de technologies reliées aux systèmes radio et à micro-ondes, au radar et aux missiles guidés. La deuxième vint à la fin des années 1950 avec l’invention et la mise sur le marché du circuit intégré, d’abord utilisé pour les missiles guidés, puis pour les semi-conducteurs. La troisième vague fut celle des micro-ordinateurs au début des années 1970. Finalement, depuis les années 1990, on assiste à la croissance démesurée de l’Internet. L’État fut partie intégrante de toutes ces périodes d’innovation. Dans certaines, il joua un rôle direct, dans les autres, un rôle plus discret.