Le Nouvel Esprit du capitalisme. Luc Boltanski et Eve Chiapello, 1999

Le Nouvel Esprit du capitalisme. Gallimard, 1999.
Deux sociologue dévoilent la manière dont le capitalisme a su s’approprier les critiques du travail issues de Mai 68 et en faire un nouvel instrument de domination.

843 pages de texte serré, dont 114 de notes en petits caractères, des annexes, une bibliographie pléthorique… A première vue, Luc Boltanski et Eve Chiapello n’ont rien fait pour s’attirer un succès de librairie. Et pourtant, rares sont les ouvrages de sociologie qui ont connu un aussi large écho que ce pavé qui renoue avec l’une des interrogations fondatrices de la discipline. Car le titre de l’ouvrage est évidemment une référence au livre classique de Max Weber, L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme, qui pointait les affinités électives entre certaines tendances du protestantisme et l’éthique du travail capitaliste. A près d’un siècle de distance, L. Boltanski et E. Chiapello reprennent l’interrogation wébérienne : le capitalisme étant, selon eux, un système à bien des égards « absurde » (il ne fournit pas en tant que tel aux individus de raisons de le trouver désirable), il lui faut se doter d’un « esprit », c’est-à-dire d’une « idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme ».

L’un des principaux tours de forces de l’ouvrage est de montrer comment, pour se légitimer, le capitalisme a su s’approprier les critiques qui lui étaient adressées. Historiquement, ces critiques ont été de deux ordres. La critique sociale, émise par le monde du travail, dénonce le capitalisme comme système injuste, inégalitaire et égoïste. La critique artiste, davantage portée par les intellectuels, dénonce le capitalisme comme système inauthentique et aliénant, étouffant la créativité des individus. Mai 1968 fera événement en provoquant l’union de ces deux critiques, l’une appelant à davantage de sécurité, l’autre à davantage d’autonomie. Les auteurs montrent que dans la foulée, si la critique sociale s’incarne dans de nouveaux compromis (quatre semaines de congés payés, création du salaire minimum…) avant de perdre de sa force (fragilisation du monde du travail, déclin des syndicats et du Parti communiste…), la critique artiste est-elle complètement absorbée et reprise par les capitalistes. Valorisation de l’autonomie au travail, recours massif aux technologies de communication ainsi qu’au coaching pour « développer le potentiel » des cadres… Ces tendances très actuelles du management sont exemplaires de la vision du monde « connexionniste » que les deux sociologues voient émerger dans les livres de management qu’ils dépouillent. Selon cette vision, ce qui fait la valeur des hommes est leur capacité à utiliser leurs « réseaux » pour se « connecter » à des « projets », puis à s’en déconnecter pour mieux en lancer de nouveaux. Un contraste saisissant par rapport aux années 1960 : au cadre méritant et responsable, inscrit dans une hiérarchie, succède la figure du manager, leader charismatique, mobile (géographiquement et mentalement) et visionnaire.