La littérature consacrée aux rêves dans les sociétés traditionnelles est immense. On y évoque les Aborigènes d’Australie et leur dreamtime, ce « temps du rêve », comparable au « ciel » ou au paradis des chrétiens. Le temps du rêve est à la fois le monde des origines et celui de l’au-delà, celui où vivent les Jukurrpas, ces êtres éternels totémiques qui ont modelé le paysage (1). Dans de nombreuses sociétés de chasseurs-cueilleurs, le chaman est celui qui voyage en rêve dans le monde des esprits pour tenter de les amadouer. De même, en Égypte et en Grèce ancienne, les clés des songes jouaient un rôle capital comme moyen de divination et de conseil.
Bref, tout semble concorder pour penser que chez les peuples de chasseurs-cueilleurs comme chez ceux de l’Antiquité, le rêve est conçu comme un grand voyage dans l’au-delà. Durant la nuit, le rêveur croit visiter un monde parallèle, peuplé de dieux, de démons et d’ancêtres. Et de ces rencontres avec les esprits, il tire des enseignements : prémonition, avertissement, conseil ou solution de problème. Puis, dans les sociétés contemporaines, les rêves se seraient laïcisés, auraient perdu leur pouvoir magique pour ne devenir que de simples phénomènes psychologiques.
Faut-il encore croire à cette fable ? Depuis quelque temps déjà, anthropologues et historiens remettent en cause cette vision des choses.
Les Grecs ont-ils cru à leurs rêves ?
En 1983, Paul Veyne publiait Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Dans cet ouvrage iconoclaste, l’historien bousculait un dogme savant selon lequel la culture grecque de l’Antiquité serait engluée dans la pensée mythique. Les citoyens grecs croyaient-ils sincèrement à l’existence des dieux de l’Olympe ? Les gens étaient-ils persuadés de l’authenticité des mythes d’Œdipe, d’Héraclès ou d’Ariane ?
Pas si sûr, répondait P. Veyne : les citoyens grecs n’étaient peut-être pas aussi crédules. Certains croyaient fermement aux mythes, mais d’autres étaient sceptiques, ne s’y intéressaient pas ou étaient partagés. Le médecin Galien, par exemple, admet parfois qu’il puisse exister des Centaures, parfois affiche son scepticisme. Platon sait que les mythes ont une valeur métaphorique. Bref, beaucoup de Grecs cultivés « croyaient sans croire », exactement comme beaucoup de catholiques d’aujourd’hui qui ne savent pas trop comment concilier leurs croyances religieuses et leurs connaissances scientifiques.
À chaque époque, soulignait P. Veyne, il existe des « degrés subjectifs d’intensité des croyances, de la mauvaise foi, des contradictions en un même individu ». Et il serait faux d’enfermer les populations antiques dans des « mentalités » uniformes.