Les Héritiers, cinquante ans après

Véritable best-seller de la sociologie française, Les Héritiers,
 de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, mettait en lumière le poids 
des transmissions culturelles familiales dans la fabrique des inégalités scolaires. Cinquante après, ce diagnostic est-il toujours valable ?

En octobre 1964, un petit opuscule de 116 pages (hors annexes) paraît aux éditions de Minuit. Deux jeunes sociologues, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, y rendent compte d’une série d’enquêtes sur un thème ne prêtant a priori guère à l’emballement : les étudiants et la culture. Cinquante ans plus tard, Les Héritiers est devenu l’un des best-sellers de la sociologie française avec plus de 100 000 exemplaires vendus 1, un titre devenu une expression courante et une thèse largement vulgarisée sur le rôle de « l’héritage culturel » (notion que cet ouvrage introduit) dans la production des inégalités scolaires et, partant, des inégalités sociales. Comment expliquer un tel succès ?

P. Bourdieu le reconnaît lui-même : le livre « ne disait rien d’extraordinaire ». Le constat de l’inégale longueur des scolarités selon le milieu d’origine, qui ouvre le livre (on ne retrouve alors que 6 % de fils d’ouvriers dans l’enseignement supérieur), était déjà bien établi par les démographes.

L’originalité des Héritiers c’est, selon P. Bourdieu, d’avoir « dégagé les mécanismes qui sont au fondement des observations empiriques : on ne s’est pas contenté de dire que le système scolaire éliminait les enfants des classes défavorisées, on a essayé de dire pourquoi il en était ainsi 2».

Une enquête rigoureuse

Pour ce faire, les deux sociologues vont, de manière tout à fait nouvelle pour l’époque, s’appuyer sur tout l’arsenal des méthodes des sciences sociales : calcul innovant de la probabilité d’accès aux études supérieures, traitement secondaire de données administratives sur l’origine sociale des étudiants, enquêtes statistiques sur leurs pratiques culturelles et leurs conditions de vie, tests de maîtrise de la langue d’enseignement, observations, entretiens… Une diversité d’approches qui ne donne que plus de force à la conclusion majeure de l’ouvrage : les facteurs économiques (revenus, soutien des parents, nécessité de travailler en sus des études…) ne suffisent pas à expliquer, comme on le croit souvent à l’époque, « que les taux de “mortalité scolaire” puissent différer autant entre les classes sociales ». Ce que P. Bourdieu et J.‑C. Passeron mettent en évidence, c’est que les classes sociales sont inégales face aux savoirs que requiert, sans le demander explicitement, le système d’enseignement.

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Les données d’enquête montrent ainsi que les étudiants issus des classes supérieures fréquentent davantage les théâtres, les concerts, les musées, le cinéma. Pour les deux sociologues, c’est de la famille que viennent ces inégalités : « Les étudiants favorisés ne doivent pas seulement à leur milieu d’origine des habitudes, des entraînements et des attitudes qui les servent directement dans leurs tâches scolaires ; ils en héritent aussi des savoirs et un savoir-faire, des goûts et un “bon goût” », bref une familiarité avec les savoirs, les savoir-être et les savoir-faire que valorise le système scolaire. Les étudiants des classes populaires, eux, n’en sont pas totalement dépourvus, mais ils dépendent en la matière entièrement de l’institution scolaire. Or P. Bourdieu et J.‑C. Passeron soulignent que, ­paradoxalement, cette dernière dévalorise ce qu’elle ne transmet pas elle-même ! Le meilleur exemple étant l’adjectif « scolaire » qui, sous la plume des enseignants, en vient à désigner non pas un travail conforme aux attentes de l’institution mais au contraire portant la marque du manque de « virtuosité », de « talent », dans le maniement des références culturelles. Bref, « pour les uns, l’apprentissage de la culture de l’élite est une conquête, chèrement payée ; pour les autres, un héritage qui enferme à la fois la facilité et les tentations de la facilité ». Par ailleurs, ces inégalités sont perçues comme des différences individuelles, naturelles, ce qui renforce leur efficacité. D’un côté, elles découragent l’ambition des familles les plus éloignées de la culture scolaire (« l’école, c’est pas son truc »). De l’autre, elles légitiment les « privilèges culturels » des enfants bien nés, « transmués d’héritage social en grâce individuelle ou en mérite personnel ».