L’édition a connu, à la fin de la décennie 2010, une vague de publications consacrées aux pervers narcissiques, si bien que tout un chacun pensa qu’il en fréquentait forcément un ou une. Pour utile que soit l’établissement d’un diagnostic de cette pathologie, la relation d’emprise est un continent plus vaste, qui ne relève pas seulement de la psychologie du manipulateur. Pascale Jamoulle, anthropologue et assistante sociale, a enquêté dans différents milieux et situations : une femme face à un ou des compagnons violents, une famille livrée à un gourou, des salariés précaires d’entreprises de livraison et de transport, un quartier noyauté par un réseau de trafiquants de drogue. À chaque fois, ce sont des existences entravées, meurtries, voire brisées. Et chaque fois des mécanismes qui se mettent en place et enserrent les victimes dans un filet dont elles ne peuvent qu’à grand-peine s’extraire. Le titre du livre résume l’état de détresse dans lequel elles se trouvent : Je n’existais plus. Plus qu’un simple ascendant, l’emprise est une intrusion dans l’intimité de celui ou de celle qui la subit et qui, peu à peu, va se trouver vidé, privé de sa personnalité propre.
À lire les descriptions de l’état dans lequel ces victimes se sont trouvées après des années de torture psychique, on est tenté de s’interroger sur leur inaptitude à se révolter. Or, comme dans un régime totalitaire, l’emprise devient une vision du monde dans lequel toute pensée et toute action trouve sa place. Si elle s’implante peu à peu, par petites touches, l’emprise choisit ses victimes. Comme le parasite qui a besoin d’un hôte, l’emprise cible une « niche écologique », un terrain propice. En l’occurrence, un sujet déjà fragilisé. C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus troublants que l’enchaînement de ces situations dans la vie d’une même personne, passant d’un mari violent à un autre, d’une enfance incestueuse à une union avilissante. Le processus même de subjectivation, c’est-à-dire la capacité à se constituer comme individu autonome, est alors vicié.