Les nouveaux chantiers de l'histoire

Nouveaux thèmes de recherche, nouvelles démarches, nouvelles 
interrogations liées à l’évolution des sociétés… Le territoire des historiens 
a connu de profondes transformations depuis une vingtaine d’années.

La façon d’écrire l’histoire a changé depuis vingt ans. Elle a évolué pour s’adapter aux nouveaux objets qui se présentent à elle, aux nouvelles interrogations et aux nouvelles méthodes qui en découlent. L’histoire aussi a son histoire. Et comme le monde n’est plus le même depuis le 11 septembre 2001 ou les printemps arabes, la discipline est sommée, en quelque sorte, de le penser autrement.

L’histoire au fil du temps

Comment fait-on l’histoire aujour­d’hui ? Les règles qui régissent cette discipline ont varié au cours du temps. Bien que l’exigence de rigueur méthodologique demeure, les historiens, aux prises avec les évolutions et les demandes des sociétés, renouvellent leurs démarches et leurs sujets de recherche. En France particulièrement, des œuvres-manifestes ont régulièrement ponctué les évolutions historiographiques et l’apparition de nouveaux objets, de nouvelles méthodes, de nouvelles dimensions de l’histoire.

Ainsi paraissait en 1974 Faire de l’histoire, dirigé par Jacques Le Goff et regroupant plusieurs membres du comité de rédaction de la revue Annales (Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Revel, André Burguière). Plaidant pour l’histoire des mentalités (c’est-à-dire une histoire des représentations mentales) que ce courant avait initiée, trois épais volumes illustraient la dimension structurale et anthropologique de ce qui était présenté comme « la nouvelle histoire ». Dans ces textes transparaissaient également l’influence marxiste et l’ambition d’une histoire totale. J. Le Goff écrivait alors : « Les historiens ne doivent pas cesser d’avoir pour horizon et pour ambition une histoire qui embrasse l’ensemble de l’évolution d’une société selon des modèles globalisants. »

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Vingt ans plus tard, un renouveau historiographique s’exprimait, dont Jean Boutier et Dominique Julia faisaient le bilan dans Passés recomposés (1995). Les visions totalisantes avaient vécu, les grands systèmes aussi. La notion même d’« école historique » semblait problématique. La grande tendance qui en découlait était le recul de l’intérêt porté au collectif pour redonner sa place à l’individu, que le structuralisme avait quelque peu délaissé. À cela s’ajoutait également une réflexion des historiens sur leur propre pratique, sur les mutations d’une profession en voie d’internationalisation et sur le rôle social des historiens, convoqués comme les experts du passé lors par exemple de grands procès contre ceux qui avaient œuvré avec le nazisme (Barbie, Touvier, Papon).

Avec À quoi pensent les historiens ? (2013), dirigé par l’historien Christophe Granger, une nouvelle génération d’historiens dresse un bilan des évolutions de la discipline. Et les nouveautés ne manquent pas ! Qu’il s’agisse des nouveaux rapports avec les sciences sociales ou la littérature, de l’émergence d’une histoire-monde, de l’essor de l’histoire environnementale ou encore de l’histoire des émotions.

L’histoire des femmes n’a cessé de se développer depuis 1995, date du premier numéro de la revue Clio, sous-titrée « Histoire, femmes et société ». Cette histoire des femmes, puis du genre, ne va pas sans susciter certai­nes résistances. On l’a accusée, comme le rappelle Delphine Gardey, de porter atteinte à l’unité de l’histoire en voulant s’imposer comme domaine d’étude particulier. Or, c’est bien « comme manière de signifier les rapports de pouvoir » (Joan Scott) qu’il faut la comprendre. « Il s’agit, poursuit D. Gardey, d’envisager la façon dont le genre façonne les institutions (politiques) nationales ou internationales ainsi que les valeurs, les discours et les pratiques qu’elles portent et qui les définissent. »

Mais cette préoccupation des histo­rien(ne)s du genre pourrait très bien s’appliquer également aux cultural, postcolonial et queer studies. Le livre de l’historien bengalais Dipesh Chakrabarty porte ainsi un titre explicite : Provincialiser l’Europe (2009). Ce n’est plus l’homme occidental hétérosexuel seul qui peut faire l’histoire, celui que Jack Goody rendait responsable du Vol de l’histoire (2010). Le récit de l’histoire du monde construit par le monde occidental se trouve largement critiqué à mesure que les savoirs se mondialisent. Toute production de connaissance est tributaire du lieu, de l’époque et de l’acteur qui la produit. Quand bien même celui-ci voudrait s’en extraire, son effort demeure en grande partie illusoire. Reste pour lui à ne pas les sous-estimer et à ne pas viser un savoir universel et abstrait.

Comme l’écrit aussi C. Granger, « c’est dans le grand troc muet qui a conduit le raisonnement historien des structures aux acteurs qu’il faut chercher les motifs les plus saillants au gré desquels, en cette dernière décennie, les historiens ont pour ainsi dire “réinventé le passé”. » Faisant leur miel de la « sociologie pragmatique » appliquée notamment par Luc Boltanski, les historiens cherchent moins désormais à étudier les mécanismes de domination que les tactiques mises en œuvre par des acteurs dont on prend en compte la réflexivité. Il s’agit de réduire la focale pour étudier, in vivo, si l’on peut dire, les ressources cognitives mises en œuvre par les individus dans le passé.