À l’opposé, on trouve les théories selon lesquelles la conscience est un phénomène largement distribué. L’une des plus importantes a été proposée par le psychologue américain Bernard Baars, qui s’est inspiré des idées du philosophe Jerry Fodor. Selon cette théorie, il existe un espace global de travail conscient qui associe toutes les informations traitées en sous-main par les nombreux modules indépendants et inconscients auxquels il est relié. Notre cerveau traite donc en permanence (et de façon automatique) un grand nombre d’informations – c’est l’inconscient cognitif –, mais seules celles qui pénètrent dans l’espace de travail deviennent conscientes. Ces informations conscientes correspondent, grosso modo, aux informations en « mémoire de travail », actuellement actives et donc à même d’influencer de nombreux processeurs.
Récemment, le psychologue Stanislas Dehaene et le neuroscientifique Jean-Pierre Changeux ont proposé une version neuronale de cet espace de travail global conscient. Dans ce modèle, pour que l’information devienne consciente, elle doit être amplifiée et réverbérée à travers le cerveau, par l’entremise d’un réseau particulier. Ce réseau court dans le cortex cingulaire et dans une bonne part du lobe frontal : c’est l’« espace neuronal de travail conscient » (ENTC).
Et les processeurs automatiques ? Ils sont à l’inverse plus localisés, dans une (ou quelques) aires cérébrales (auditive, visuelle, etc.). Certains sont reliés à l’ENTC, et d’autres pas.
Différents traitements de l’information
Enfin, une sorte d’« administrateur central » de notre espace conscient peut accéder, de façon intentionnelle ou pas, à un processeur particulier et à l’information qui y est codée. Quel est cet administrateur ? Il reste à le déterminer, mais a priori, il serait constitué de « processeurs spécialisés capables d’échanger des informations de façon très fluide et globale », explique S. Dehaene.Selon cette théorie, il y aurait donc deux ensembles dans le cerveau : un espace de travail global et conscient ; et de nombreux processeurs autonomes, localisés et inconscients.
Mais pourquoi certaines informations deviennent-elles conscientes et d’autres pas ? Pour l’expliquer, les deux chercheurs distinguent quatre cas.
• Dans le premier cas, l’information est traitée par des processeurs qui ne sont pas reliés à l’ENTC. C’est le cas, par exemple, de la régulation de nos fonctions digestives. Celle-ci ne sera jamais consciente, puisqu’elle n’a pas de porte pour rentrer dans notre espace conscient.
À l’inverse, dans les trois autres cas, l’information est traitée par des processeurs connectés à l’ENTC, c’est-à-dire munis de portes. Par exemple, les processeurs du système auditif. L’information peut donc potentiellement devenir consciente.
• Cependant, si son signal est trop faible, le traitement de l’information reste localisé dans le processeur : elle ne rentre pas dans l’ENTC. Elle frappe faiblement à la porte, mais celle-ci ne s’ouvre pas. Imaginez que vous discutiez avec un ami dans un cocktail. Les conversations des autres convives ne forment qu’un joyeux brouhaha, dont vous n’avez généralement pas conscience. Sauf si la conversation ne vous passionne pas. Auquel cas, vous vous apercevrez du vacarme qui vous entoure.
• Mais l’attention peut aussi préactiver les processeurs. L’information, même si son signal est faible, va alors entrer dans l’ENTC et devenir consciente. C’est normal, puisque vous lui aviez grand ouvert la porte. Ainsi, dans votre cocktail, vous pouvez décider d’écouter la conversation d’à côté. Vous tendez l’oreille, ou plutôt vous réorientez votre attention, de façon intentionnelle. Mais à partir de là, vous n’écoutez plus votre voisin. Car on ne peut être conscient que d’une chose à la fois. Évidemment, si vous êtes très fort (ou habitué aux mondanités), vous pourrez diviser votre attention, et suivre, d’une façon alternée très rapide, les deux conversations. Au risque cependant de manquer certaines informations.
• Enfin, si à l’inverse le signal est fort et inattendu, il va pénétrer de force dans l’ETNC. Comme s’il avait enfoncé la porte. C’est ce qui se passera si quelqu’un prononce votre nom, si l’on crie : « Oh mon Dieu ! Le colonel Moutarde a été assassiné ! », ou encore si l’on utilise le mot « timbre » alors que vous êtes un passionné de philatélie. C’est aussi le « Eh ! tu m’écoutes ? » de votre ami, qui s’est aperçu que vous ne l’écoutiez plus. Votre attention a été réorientée par la stimulation extérieure. Les informations traitées ne sont pas que sensorielles, mais aussi sémantiques (votre prénom, le mot « timbre »). Évidemment, le seuil est variable et changeant.
Des neurones de la conscience ?
Quel serait le support de cet ENTC ? Pour les besoins de leur modèle, S. Dehaene et J.-P. Changeux avaient fait l’hypothèse de neurones munis d’axones très longs (quelques dizaines de centimètres). Or, il se trouve justement que de tels neurones viennent d’être découverts par des biologistes, uniquement chez l’homme et les grands singes anthropoïdes. De là à en faire les neurones de la conscience, il y a cependant encore un pas.Dans tous les cas, ce modèle, bien qu’encore « spéculatif et incomplet », de l’aveu même de ses auteurs, permet néanmoins des applications expérimentales (voir l’encadré ci-dessus). Il permet aussi d’expliquer les frontières floues entre ce qui reste inconscient et ce qui devient conscient. Si la conversation d’à côté vous passionnait, votre ami vous aura certainement interpellé plusieurs fois avant que vous ne l’entendiez.
Voir la conscience en direct
Claire Sergent, Sylvain Baillet et Stanislas Dehaene ont réussi à visualiser ce qui se passe lorsqu’un mot projeté sur un écran est perçu consciemment (par rapport à ce qui se passe lorsqu’il n’est pas perçu). Pendant les 275 premières millisecondes, que le mot soit perçu ultérieurement ou pas, seul le cortex visuel est activé – ce qui correspond bien au traitement modulaire. Ensuite, les choses changent. Lorsque le mot a été vu, comme le prédit le modèle, l’activation est largement amplifiée et réverbérée à travers le cerveau ; d’abord, dans le cortex frontal (dès 275 ms), préfrontal (300 ms), cingulaire antérieur (430 ms) puis enfin pariétal (575 ms). Au contraire, lorsque le mot n’a pas été vu, l’activation reste localisée dans le cortex visuel et s’éteint doucement. Il n’y a plus d’activité à partir de 300 ms.
NOTES
• « Timing of the brain events underlying access to consciousness during the attentional blink ». C. Sergent, S. Baillet et S. Dehaene, Nature Neuroscience, vol. VIII, octobre 2005.