Les professionnels de l'intelligence : portrait de groupe

Ils sont chercheurs, ingénieurs, enseignants, documentalistes, journalistes, consultants... Leur point commun ? Ce sont des travailleurs du savoir. Ils ont pour mission de créer, diffuser, vendre des connaissances. On les voit désormais comme les hérauts de la société du savoir, vecteur d'un nouveau mode de travail et de connaissance. Qu'en est-il vraiment ?

«Je n'ai découvert que récemment que j'étais un travailleur du savoir.En fait, je suis architecte logiciel chez un petit éditeur (...). Mais, en lisant Peter F. Drucker, j'ai appris beaucoup de choses qui ont complètement changé la vision que j'avais de mon travail. » Parmi les milliers de blogs- (carnets de bord) désormais disponibles sur Internet, on peut dénicher celui-ci, rédigé en janvier 2004.

Son auteur consacre son site à décrire les outils informatiques qu'il emploie pour gérer ses connaissances, à rapporter ses lectures (sur les sciences cognitives, le fonctionnement de l'esprit humain), à noter ses pensées du jour, à partager avec d'autres ses sources d'information, ses réflexions, etc.

L'expression « knowledge workers » (les travailleurs du savoir) semble être apparue pour la première fois en 1959 sous la plume de P.F. Drucker (dans son livre Landmarks of Tomorrow) 1. Celui qu'on désigne comme le « pape du management » pointe alors une des tendances de fond de nos sociétés contemporaines : l'augmentation continue des professions orientées vers la production et la diffusion du savoir. Par knowledge workers, P.F. Drucker entend toute une gamme de professions alors en expansion : professeurs, chercheurs, étudiants, ingénieurs, écrivains, journalistes, etc. La définition est large et peu rigoureuse. L'expression « travailleurs du savoir » va pourtant connaître un succès conséquent. Car au-delà d'un repérage précis et comptable des professions et de leur fonction sociale spécifique (produire, diffuser ou manipuler de l'information), il repère une dynamique sociale. Derrière ce changement sociologique, P.F. Drucker perçoit une transformation de grande ampleur : le passage d'une société tournée vers la production de biens matériels, à une société où l'immatériel - les connaissances - prend de plus en plus d'importance.

Les knowledge workers et la société du savoir

L'idée était dans l'air. Elle émergeait déjà dans les travaux de Colin Clark et Jean Fourastié sur le passage de l'économie industrielle à l'économie tertiaire. Elle sera reprise plus tard par Daniel Bell et Alain Touraine. Les deux sociologues ont analysé parallèlement la transition des sociétés industrielles vers les sociétés postindustrielles. Pour D. Bell, cette dernière se définit par la place prépondérante des services (liés à la santé, l'enseignement, la recherche et l'administration), le poids accru des techniciens, scientifiques et ingénieurs dans les structures professionnelles, la primauté du savoir théorique, notamment dans l'économique, faisant de la connaissance une ressource stratégique. De son côté, A. Touraine insistait lui aussi sur le fait que dans la société postindustrielle, ou « société programmée », la croissance dépendait de plus en plus exclusivement de la connaissance (recherche, innovation, communication) et donc de l'existence d'une sphère élargie de travailleurs dévolus à la production et la diffusion de savoirs : chercheurs, ingénieurs, formateurs, techniciens, administrateurs...

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Sur le plan sociologique, cette nouvelle strate sociale a fait l'objet d'un brillant essai, Les Nouveaux Intellectuels, publié dès 1966. Ses deux jeunes auteurs - Frédéric Bon et Michel-Antoine Burnier (respectivement 22 et 23 ans !) - décrivaient, dans une optique marxiste, l'émergence de nouvelles couches d'intellectuels 2. « Dans un premier temps, l'intelligentsia traditionnelle - écrivains, universitaires, savants - s'était substituée aux hommes d'Eglise.» Ses membres faisaient alors figure de « nouveaux clercs » (n'oublions pas que le mot « clerc » désigne les membres du clergé). Avec les révolutions scientifique et technique, on assistait à l'apparition de nouvelles strates : celles des chercheurs, des ingénieurs, des technocrates (experts, conseillers), des enseignants et étudiants.

Ces couches sociales se distinguaient nettement de l'élite intellectuelle. Au-dessous des mandarins universitaires se déployait la cohorte massive des maîtres assistants et jeunes recrues de l'université : ceux que Pierre Bourdieu appellera plus tard les intellectuels « dominés ». Au-dessous des ingénieurs - de plus en plus nombreux - se développait le monde des techniciens supérieurs. Le clan des intellectuels « technocrates » - administrateurs, juristes, comptables - se développait avec l'essor de la machine étatique et des grandes entreprises du tertiaire.

En somme, un clivage se formait entre une aristocratie intellectuelle composée d'une petite élite et une foule de travailleurs de seconde zone. On parle alors de « lumpenintelligentsia ». Le paradoxe est que ces nouvelles populations n'étaient pas forcément moins diplômées que les précédentes. Le nombre de ces « prolétaires de l'intelligence » ne cessera d'augmenter dans les décennies suivantes avec la croissance continue de l'enseignement supérieur. On pouvait déjà noter à l'époque un décalage croissant entre une formation initiale de plus en plus poussée et l'absence de poste à pourvoir à la hauteur de leur qualification. La distorsion entre leur niveau de formation et leur aspiration se faisait déjà sentir. Mais c'est bien plus tard qu'apparaîtront les «intellectuels précaires»- décrits par Anne et Marine Rambach 3.

On le voit, le concept de « travailleurs du savoir » n'est pas une nouveauté, mais il faut attendre les années 90 pour que l'expression fasse fortune. Elle accompagne alors une nouvelle époque : celle de la « révolution de l'information » des années 90.

En 1993, dans son essai sur l'économie mondialisée, Robert B. Reich, directeur de la revue American Prospect, parle de « manipulateurs du symbole » pour désigner la couche sociale de salariés dont l'activité est centrée sur la « résolution de problèmes». On retrouve là les chercheurs, ingénieurs, informaticiens, avocats, comptables, consultants, conseillers financiers, publicitaires, réalisateurs, journalistes. Cette appellation devient le terme fétiche de la nouvelle révolution postindustrielle. Jeremy Rifkin parlera quant à lui de « manipulateurs d'abstraction » 4. Ces approches, centrées sur l'entreprise et l'économie compétitive, font du knowledge worker (ou KW) le vecteur d'une nouvelle société de l'information- et d'une économie de l'immatériel, fondé sur l'innovation, la recherche, les connaissances.