Les savoirs populaires sur la nature participent des conceptions que chaque société se fait du fonctionnement du monde et du rôle qu'y jouent les hommes. Ainsi, chez les Inuits la capture de caribous, de phoques ou de morses dépend de leurs connaissances sur les voies de migration des uns ou les habitudes des autres, mais aussi de leur propre comportement à l'égard de ces animaux. Celui-ci s'inscrit dans une conception de l'ordre des choses dont un des fondements est le respect de la séparation entre ce qui appartient à la terre et ce qui est le domaine de la mer. On ne peut, par exemple, manger le même jour de la viande provenant de ces deux domaines. De même, les femmes devaient avoir terminé les vêtements en peau de caribous, indispensables pour passer l'hiver, avant que le groupe ne s'installe sur la banquise, c'est-à-dire sur la glace de mer.
Quand, à la fin du siècle dernier, les caribous commençaient à se raréfier dans le grand Nord canadien, les scientifiques attribuaient cette disparition à l'utilisation du fusil et à une chasse excessive par les Inuits. Ces derniers affirmaient par contre que les caribous reviendraient, ce qui s'est effectivement produit dans les années 60. Alors que les naturalistes n'expliquent pas bien les variations de population de ces animaux, les Inuits eux, réussissent à les interpréter à travers leur conception de la nature et du monde. Ainsi, ils relient la disparition du gibier au fait que des chasseurs auraient transgressé des règles de conduite essentielles, comme en rendent compte leurs récits mythiques. Dans l'un d'eux, il est raconté comment un chasseur qui voulait se reposer avait placé sur le trajet des caribous un crâne de morse pour les empêcher de passer afin de les tuer tranquillement le lendemain. Non seulement il transgressait ainsi la séparation entre animaux terrestres et animaux marins, mais il niait un autre principe essentiel : celui selon lequel les hommes doivent toujours être disponibles quand les animaux se donnent. C'est grâce à son savoir (en particulier sa faculté à se repérer sur une étendue glacée où nous ne voyons que du blanc) et à son savoir-faire qu'un chasseur est capable d'attraper un phoque qui vient respirer au niveau d'un trou dans la banquise. Mais c'est aussi parce que ce phoque a accepté de se donner. Pour avoir la chance de capturer un nouveau phoque, le chasseur doit accepter celui qui se présente et remettre ses os dans le trou de respiration où il est apparu afin qu'il puisse renaître. Un autre mythe raconte ainsi que les morses ont disparu parce qu'un chasseur avait refusé un jeune morse, le jugeant trop petit. Ce morse avait alors annoncé aux autres que les hommes ne voulaient plus d'eux. Ces récits mythiques sont racontés aux enfants pour leur inculquer, dès leur plus jeune âge, qu'ils doivent être attentifs à leurs relations avec les êtres vivants dont dépend leur existence 1.
Choisir la date des semailles
Un autre exemple de savoirs populaires concerne une société d'agriculteurs, les Bunaq de Lamaknen qui vivent dans les montagnes du centre de Timor (Indonésie). Les savoirs mobilisés pour fixer la date du début des semailles de maïs et de riz, leur nourriture de base, dépendent de l'observation des signes annociateurs de l'arrivée de la saison des pluies. Ils s'inscrivent également dans un ensemble de prati- ques rituelles associant les vivants et les morts devant nécessairement précéder les semailles. Pour les Bunaq, il existe trois types de morts :
- les esprits de ceux qui occupaient le territoire avant les Bunaq, qui sont les véritables maîtres du sol mais aussi les maîtres des sangliers qu'il faut obligatoirement chasser au début du cycle cérémoniel ;
- les ancêtres des Bunaq eux-mêmes, dont on reçoit symboliquement chaque année les semences et auxquels on demande la protection des récoltes ;
- les défunts récents sur les tombes desquels on va porter des offrandes qui sont ensuite échangées entre partenaires matrimoniaux.