Ma chienne, mon portable et moi. Quand les frontières vacillent

Une série de découvertes remet en cause certaines des frontières les plus solidement ancrées dans nos esprits : entre l’animal et l’humain, entre l’humain et la machine. Faut-il abolir ces frontières entre les êtres ou repenser la condition de chacun ?

Ma chienne est une personne ! Je le savais, mais je n’osais pas le dire, ne voulant pas commettre le péché « d’anthropomorphisme » ou, pire, de passer pour un de ces propriétaires gagas qui affirment que leur chien « fait partie de la famille » (je n’ai jamais confondu ma chienne et mes enfants !). Heureusement, depuis quelque temps, je risque moins de me faire moquer : j’ai la science avec moi. Des spécialistes de la condition canine n’hésitent plus à affirmer que « le chien est une personne » et, plus généralement, que « l’animal est une personne » 1. Une frontière symbolique serait-elle en train de tomber ?

Il suffit pourtant de la regarder : tout en elle indique que ma chienne est bien autre chose que l’« animal machine » de Descartes, c’est-à-dire un automate sur pattes, dépourvu de sentiment, de conscience et d’intelligence (encadré ci-dessous). Ma chienne, une machine ? Son affection sans bornes (« l’amour, un infini mis à la portée d’un chien », Céline), sa civilité (qui la porte à « demander » à sortir pour faire ses besoins ou à ne pas grimper sur le canapé… en notre présence, encadré ci-dessous), son discernement (elle peut broyer un gros os entre ses mâchoires mais se montre d’une infinie délicatesse avec les enfants), sa filouterie (elle a peur des gros chiens mais vient les narguer quand ils sont tenus en laisse ou derrière une grille).

Faut-il pour autant lui décerner le titre de personne ? C’est évidemment un débat sans fin, tant il est difficile de définir cette notion. Mais, signe des temps, des spécialistes de la condition canine proposent aujourd’hui d’étendre aux chiens les grilles d’analyses jusque-là réservées aux sciences humaines : si les chiens ont des intentions, des désirs, des représentations, s’ils éprouvent des sentiments, ne pourrait-on pas imaginer une science « humaine » des chiens, se demandent Véronique Servais et ses collègues 2. Timidement mais sûrement, on commence ainsi à voir des psychologues ou des anthropologues étudier les chiens, leurs ruses, leurs aspirations et leur vision du monde, comme on étudie des collègues de bureau ou des délinquants !

La fin du grand partage

publicité

Les frontières tombent. Et les conséquences philosophiques, scientifiques, juridiques et éthiques sont considérables. Car la séparation entre animal et humain ne se contente pas de tracer des frontières entre les êtres, elle recoupe une série d’oppositions plus fondamentales entre l’instinct et l’intelligence, l’inné et l’acquis, la nature et la culture, le corps et l’esprit, le déterminisme et la liberté (tableau ci-contre)

Jusque-là, ma chienne était considérée comme un être de nature, bridée par ses instincts. A contrario, l’humain était largement perçu comme un être de culture, libéré en partie de la nature. D’où vient cette différence ? À un moment donné de l’évolution, l’intelligence et la culture auraient fait irruption dans le monde des gènes et des comportements instinctifs : le règne de la liberté aurait pris le pas sur le monde de la nécessité.

Certes, depuis que les deux paradigmes (inné/acquis, nature/culture, animal/humain, corps/esprit, etc.) s’affrontent et structurent nos représentations, il n’a pas manqué de tentatives pour dépasser cette opposition. Charles Darwin défendait par exemple une approche gradualiste des différences montrant que les capacités mentales que l’on attribue aux humains – raisonnement, langage, conscience – sont déjà toutes présentes à l’état embryonnaire chez certains animaux. Un siècle plus tard, en 1970, Edgar Morin publiait Le Paradigme perdu dans lequel il s’attaquait au grand clivage dualiste entre sciences de l’homme et sciences de la nature. Mais ces positions de conciliation sont restées relativement marginales : en sciences comme en politique, ceux qui veulent dépasser les clivages se retrouvent souvent isolés et coincés entre deux camps opposés.

Depuis quelque temps, le thème du dépassement du clivage nature/culture a donné lieu à une avalanche de publications (bibliographie), prenant en compte de nouveaux modèles et concepts – épigenèse, plasticité, coévolution, cultures animales, intelligence artificielle. Chacun de ces modèles fait tomber les anciennes frontières.

L’épigenèse, par exemple, est un nouveau champ de recherche qui contribue à rebattre les cartes entre le rôle des gènes et celui de l’environnement dans la construction des organismes. L’épigenèse ? La génétique du 20e siècle a été dominée par le modèle du « programme génétique », qui présuppose que les gènes (qui composent l’ADN) commandent la fabrication des organismes selon une causalité à sens unique : ADN → ARN → protéines → cellules → organismes, etc. Au cœur du génome se trouverait donc inscrit un programme qui contient le mode de fabrication d’une rose, d’un éléphant ou d’un être humain. Or, nouvelles recherches à l’appui, l’épigénétique révèle l’existence d’une action inverse – de l’ARN vers l’ADN, de la protéine vers l’ARN, etc. – qui fait que l’action des gènes eux-mêmes se trouve sous la dépendance de facteurs qui leur sont extérieurs. Voilà ce que l’on appelle l’épigenèse. Les cellules-souches sont le témoin le plus évident de l’action de l’environnement biologique sur l’action des gènes. Bien que toutes les cellules de mon corps aient le même ADN, elles se transforment en cellules très différentes : nerveuses, sanguines ou osseuses en fonction d’une cascade d’instructions venue d’un niveau supérieur d’organisation. Aujourd’hui, l’épigénétique a fait de grands progrès. Faut-il en conclure que mon chien peut se transformer en humain, ou un humain en chien, selon le milieu dans lequel il est élevé ? Certainement pas. Ma chienne reste confinée dans un espace de possibles. De la même façon, l’idée qu’un enfant élevé par des loups puisse simplement survivre et adopter leurs caractéristiques (la marche à quatre pattes, l’odorat, les yeux qui brillent dans la nuit) relève de la légende ou, plus exactement, de la supercherie, comme il a été démontré à propos de Kamala et Amala, les deux petites enfants-loups qui ont fait les beaux jours des théoriciens des enfants sauvages 3.