Manger : qu'est-ce que cela veut dire ?

Manger est certes une activité biologique, mais tout autant un acte 
symbolique, un comportement culturel et une affirmation identitaire.

Dans Une journée d’Ivan Denissovitch, Alexandre Soljenitsyne décrit le repas d’un zek, un prisonnier du goulag. Il est affamé : la soupe claire et le pain noir qui cons­tituent l’ordinaire, il va sans doute les engloutir voracement. Au contraire : en zek expérimenté, il ne dévore pas, il déguste. Ivan Denissovitch Choukhov se souvient des ventrées d’antan, avant le camp : on mangeait beaucoup et vite. Mais une fois dans les camps, il avait compris « que c’était mal agir ». Il fallait en somme se conduire en gourmet accompli, méthodique : « On aurait dû manger en y pensant, en pensant seulement à ce qu’on mangeait, comme il faisait, en détachant de tous petits morceaux avec ses dents, en se les promenant sous la langue, en les suçant avec le dedans des joues, de sorte qu’on ne perde rien de ce bon pain noir humide et qui sentait si bon. »

 

Restaurer la vie

Il peut donc y avoir des éclairs de jouissance intense dans la vie de goulag, et cette jouissance procède précisément de cet acte superlatif de restauration biologique de la vie : manger. Les effets littéralement restaurants de l’acte alimentaire sont biologiques et symboliques à la fois. Ils sont aussi individuels et collectifs. Un bon exemple, décrit dans de nombreuses cultures, est celui de la cérémonie funéraire. Dans une île lointaine de la Polynésie française, Rapa, l’anthropologue américain Allan Hanson note, en une telle occasion, les effets collectivement revitalisants de la nourriture. Comme dans beaucoup de peuples, écrit-il, « pour les Rapas, la belle vie se résume à l’abondance de nourriture et le malheur à son absence ». Dans l’heure qui suit une brève et discrète cérémonie (procession vers le cimetière, plaintes et cris des pleureuses, pelletées de terre, chants funèbres), le banquet funéraire commence : on s’assoit le long de rangées de feuilles de bananier étalées sur le sol et chargées de victuailles. Pendant que l’on tente de réconforter la famille éplorée, certains sourient largement et engagent des conversations animées. « Bientôt, beaucoup de ceux qui, au bord de la tombe, paraissaient perdus dans leur chagrin se laissent entraîner dans des bavardages enjoués. » Manger, c’est donc bien faire naître ou renaître de la vie en soi et en les autres. Hors du goulag, dans la vie libre et « normale », nous cherchons à injecter de la vie dans notre quotidien dès que survient où semble monter quelque chose du froid de la mort. Partir, dit-on, c’est mourir un peu : c’est pourquoi, peut-être, il nous paraît si naturel de nous charger de victuailles dès que nous entamons un périple, ou d’être nourris dès que nous montons dans un avion, même pour un temps assez court.