Max Horkheimer et Theodor Adorno, Herbert Marcuse - Le procès de la raison

Les fondateurs de l’école de Francfort poursuivent l’œuvre critique du marxisme et l’étendent à ce qui incarne l’esprit de la modernité : les Lumières et la raison.

◊ La Dialectique de la raison, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, 1947.

Lorsque Max Horkheimer et Theodor Adorno entament la rédaction de La Dialectique de la raison, l’Europe est à feu et à sang, Les deux philosophes allemands sont en Californie, où l’exil les a menés. L’ouvrage qu’ils écrivent à quatre mains est composite, et ses préoccupations reflètent leur situation : le quatrième chapitre est une critique des industries du divertissement américain, le dernier, une analyse de l’antisémitisme, tel qu’il s’accomplit sous le nazisme. Quel rapport, dira-t-on ? La réponse est donnée en préambule : la « culture de masse » tout comme le racisme sont des phénomènes certes différents, mais ont en commun de s’appuyer sur une idéologie issue de la perversion de l’« Aufklärung (1) » (traduit en français par « raison »). Les Lumières sont associées, ordinairement, à l’émancipation intellectuelle, sociale et politique de l’homme moderne. Mais, selon Adorno et Horkheimer, ces espoirs ont donné naissance à leur contraire : le « mythe » moderne de la rationalité instrumentale, qui transforme l’homme et la nature en objets de domination ou de consommation. Tout y participe : les sciences, la culture, l’industrie, le capitalisme, l’ordre politique et philosophique, mus par les mots d’ordre de rationalité, d’utilité et de formatage de l’individu. « La raison, écrivent-ils, est totalitaire. » Ainsi, les industries culturelles américaines (la radio, la télévision, le cinéma, le jazz et les comics) ne produisent-elles que des stéréotypes abêtissants et ennuyeux : « Le plaisir se fige dans l’ennui, du fait que pour rester un plaisir, il ne doit plus demander d’effort. » Engendrant l’« apathie du consommateur », ces biens culturels bon marché sont alléchants mais aliénants. Pour Adorno, c’est l’antithèse de l’art. L’antisémitisme, lui aussi, est un aspect du « mythe de la raison » dans la mesure où il ne s’appuie plus sur des arguments religieux, mais sur une « science des races ». Mais c’est surtout, pour les masses subjuguées par le fascisme, un stéréotype sans contenu réel, un dogme auquel on adhère aveuglément sans le critiquer.

Or, la critique (2) 2 est, pour Adorno et Horkheimer, l’essence même de la pensée libre et créative. Ce simple fait les retient d’envisager quel serait un usage positif de la raison (qu’ils appellent pourtant « vérité », mais écrivent : « La vérité est ce qu’elle n’est pas »). Leur message, entièrement négatif, n’indique aucune voie de salut.

Les conclusions sombres de La Dialectique de la raison, paru en période de reconstruction, n’ont pas trouvé beaucoup d’échos favorables sur le moment. La langue recherchée et les nombreuses digressions que comportait ce texte n’en ont pas facilité le succès. Vingt ans seront nécessaires pour connaître une renaissance et se voir, dans le bouillonnement des années 1960, crédité d’acte fondateur d’une théorie critique de l’idéologie dominante qui aura une longue postérité.

La seconde vie de la « théorie critique »

Le philosophe Georg Lukacs, marxiste rival de l’école de Francfort, se moquait encore dans les années 1960 du pessimisme abismal de La Dialectique de la raison. Mais l’esprit de la révolte qui grondait contre la société de consommation remit le livre sur la sellette. En compagnie d’Herbert Marcuse, Horkheimer et Adorno inspirèrent, pas forcément dans le style mais dans l’esprit, bon nombre de penseurs critiques les plus marquants de l’époque, marxistes ou non, et ceci jusqu’aux philosophes de la postmodernité : Guy Debord, Roland Barthes, Jean Baudrillard, Michel Foucault, et, après eux, Jacques Derrida et Giorgio Agamben. Ce qui ne les empêchera pas d’être chahutés en 1968… Parallèlement, la tradition de l’école de Francfort se poursuivra avec Jürgen Habermas, dans une direction plus constructive, avant de revenir, avec son successeur Axel Honneth, à un point de vue certes critique mais nullement aussi pessimiste que celui d’Horkheimer et Adorno.