On ne présente plus Boris Cyrulnik ! Plusieurs de ses ouvrages, où s’entremêlent récits de vie et analyses psychologiques, ont été d’immenses succès. Ses conférences font le plein d’auditeurs, venus écouter les explications claires qu’il délivre de sa voix apaisante.
Au fil de son œuvre, ce neuropsychiatre, qui a aussi exercé la psychanalyse, ne cesse de sonder l’âme humaine et, particulièrement, la manière dont la personnalité se construit dès les premiers jours de la vie.
Qui pourrait s’en étonner lorsque l’on connaît l’immense traumatisme qu’il a vécu dans son enfance et qu’il dévoile au fil de ses livres ? « Ce n’était pas une bonne époque pour arriver au monde ! » mentionne-t-il.
Né en 1937 dans une famille juive ashkénase, il sera séparé à l’âge de 5 ans de ses parents qui mourront tous deux en déportation. Recueilli et caché par une institutrice bordelaise, il sera pourtant arrêté au cours d’une rafle qui réunit les Juifs dans la synagogue de Bordeaux. Mais pour cet enfant de 6 ans, fuir est une solution. Avec la connivence d’une infirmière, et peut-être, suggère-t-il, celle d’un soldat allemand qui refuse de le voir, il réussit à se cacher dans une ambulance, sous le corps d’une femme blessée, ce qui lui sauvera la vie…
Ce récit qu’il livre en détail dans son dernier ouvrage est à nouveau la base de ses réflexions. Le Laboureur et les mangeurs de vent, titre au départ quelque peu énigmatique, est sous-titré « Liberté intérieure et confortable servitude ». Un thème qui invite à réfléchir sur les différentes manières de penser le monde. Pourquoi certains se réfugient-ils dans le conformisme d’une pensée consensuelle qui peut mener à l’aveuglement, au meurtre et au génocide ? Pourquoi d’autres manifestent curiosité et empathie et préfèrent penser par eux-mêmes, quitte à se retrouver isolés ? Tout serait-il une question d’attachement dans la petite enfance, ou sinon de possibilités de résilience, thème cher à l’auteur ?
Vous dites dans ce livre que les écrivains et les chercheurs choisissent toujours leurs sujets en fonction de leur vécu. En quoi le fil conducteur de vos recherches et de votre œuvre s’explique-t-il par l’expérience traumatisante de votre enfance ?
Pour ma part, j’ai été arrêté par la Gestapo à l’âge de 6 ans. Avant cette expérience traumatique, j’ai probablement été sécurisé dans mon tout jeune âge par ma mère. Lorsque j’ai été séparé d’elle, à l’âge de 5 ans, j’avais déjà acquis une manière harmonieuse de voir le monde. Lorsque j’ai été agressé, j’ai répondu à cette agression par un repli sur moi. Mais dès que j’ai trouvé un substitut affectif grâce aux Justes qui m’ont protégé et à certaines rencontres, j’ai pu reprendre un développement normal. Même si j’étais très en retard à l’école et que j’avais une image de moi très dévalorisée, j’ai pu développer progressivement un processus de résilience, grâce entre autres à ma tante qui, à la Libération, m’a accueilli à Paris pour faire mes études au lycée.
On apprend à voir le monde selon les interactions précoces dont on a bénéficié. Dans la petite enfance, les milieux dans lesquels on se développe imprègnent notre mémoire. Un enfant qui se développe bien nous regarde intensément, il sourit à la personne qui s’occupe de lui, lui tend les bras… Le lien d’attachement est en train de se construire. Le sourire, la voix, la proximité sont des canaux sensoriels dont les enfants qui ont été isolés sont privés. Ils n’ont pas pu construire de lien d’attachement. Si avant 2 ou 3 ans, donc à l’âge préverbal, ces interactions sont suffisantes, l’enfant, en intégrant différentes données, y répond en voyant un monde harmonieux.