Montaigne (1533-1592) - Quel inconstant que l'homme !

Sceptique dans un monde qui s’ouvre, Montaigne, déjà lu et célébré de son vivant, est sans doute le dernier des humanistes de la Renaissance. Son œuvre unique est à la fois intimiste et critique, tant elle soulève de questions sur le spectacle de son siècle.

Michel Eyquem de Montaigne a 38 ans lorsqu’il décide d’abandonner ses charges publiques et de se retirer dans son château. Il va pouvoir enfin se consacrer à ses Essais . Nous sommes en 1571. Assis à son bureau, au sommet du pigeonnier qu’il a fait aménager en bibliothèque, il songe à sa jeunesse. Et il se revoit enfant courant dans la cour du château familial. Son père avait voulu – selon les principes d’éducation très modernes – que l’enfant apprenne le latin sans effort, comme une langue vivante : précepteur et gens du château, tous sont contraints à ne parler qu’en latin devant l’enfant. Il se souvient de la surprise des autres élèves à son arrivée au collège au Bordeaux face à un garçon qui ne parlait que la langue de Cicéron ! Puis il y eut ses études de droit, ses débuts de magistrat au parlement de Bordeaux, sa rencontre avec son ami Étienne de la Boétie, mort à l’âge de 33 ans, son mariage avec Françoise de la Chassaigne, ses six filles, toutes mortes en bas âge sauf sa petite Eléonor. Il songe à son père disparu l’année précédente. Tous ces fantômes sont là lorsqu’il commence l’écriture des Essais .

« C’est moi que je peins »

« C’est moi que je peins. » Toute l’entreprise des Essais repose sur ce principe inaugural : Montaigne sera l’objet de son livre. Oser parler de soi est une révolution mentale. Cette posture marque la naissance de l’humanisme (mettre l’homme et non Dieu au centre de l’univers). Mais attention au contresens : individualisme n’est pas narcissisme. Montaigne n’adopte pas une posture avantageuse. Son moi n’est pas souverain. Certes, il écrit sur lui et pour lui (« Je suis moi-même la matière de mon livre ») , mais non pour servir sa gloire et obtenir la « faveur du monde » . Au contraire. Il s’agit de mettre son âme et sa vie à nu : « Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention ni artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif. » Physiquement, il se dépeint sous des traits banals, il est petit (il en fait manifestement un complexe). Psychologiquement, il se décrit comme inconstant et velléitaire. C’est d’ailleurs selon lui l’un des traits de la nature humaine, affirmé dès le premier essai : « C’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme. Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme » ( Essais , I, 1). Il y reviendra à plusieurs reprises. Dans « De l’inconstance de nos actions » (II, 1), il écrit : « Chaque jour nouvelle fantaisie et se meuvent nos humeurs avec les mouvements du temps. » C’est donc le poids des influences et des contraintes qui détermine nos actions bien plus que notre volonté ( « Nous n’allons pas : on nous emporte » , « Nous flottons entre divers avis, nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment » ). Une volonté défaillante et un esprit inconstant, voilà comment Montaigne se dépeint et dépeint l’humanité en général. Les circonstances nous font souvent changer d’avis… Seul ne change pas notre sentiment d’avoir toujours raison ! À travers ses propres faiblesses, Montaigne veut dépeindre l’homme en général. D’où la célèbre formule : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. » En se dépeignant sans concession, il cherche à dévoiler la nature humaine. Le projet consiste donc à partir de soi – ce que l’on connaît le mieux et le moins bien à la fois – pour scruter l’âme humaine. Cela suppose une bonne dose d’humilité, d’autocritique, d’autodénigrement et d’autodérision (« Au plus élevé trône du monde, ne sommes assis que sus notre cul ») . Bien avant Sigmund Freud il fait de l’autoanalyse. Bien avant les thérapies cognitives, il s’interroge sur ses propres représentations et ses conditionnements mentaux. La réflexivité est aujourd’hui à la mode, Montaigne le faisait déjà. Il y a plus de quatre siècles. On le voit, il y a en germe chez Montaigne bien des idées fortes redécouvertes plus tard par les sciences humaines.

Mais ce serait trahir l’esprit de Montaigne que de ne lui porter que des louanges. Beaucoup de ses idées – sur le mariage par exemple – ont vieilli. Sa prose est souvent alambiquée, la construction tortueuse et les développements ennuyeux. André Comte-Sponville prévient : la lecture des est . Charles Dantzig est plus brutal : (dans son succulent , Grasset, 2005). Mais la critique la plus grave, la plus acerbe et la plus juste vient de Nicolas Malebranche (1638-1715). Méfiez-vous de Montaigne, nous dit l’auteur de , l’homme est plaisant, modeste, ouvert, il a des idées généreuses ; on lui pardonne donc tout. Et on se laisse bercer par une pensée attrayante mais décousue et sans cohérence. Essais Montaigne le reconnaît d’ailleurs volontiers : Les lecteurs des savent combien il est difficile de suivre les propos de l’auteur tant s’y trouvent de glissements de sens, d’approximations. Mais c’est justement le propre d’un nouveau genre – l’essai. Montaigne a inventé une façon d’écrire et de penser où il se livre sans fard (comme les confidences que l’on fait à un ami). C’est une intelligence en acte qui admet ses propres failles… Décidément, on lui pardonnera tout !