L’image que Montaigne a de l’être humain fragile, inconstant et soumis aux passions, rejaillit sur sa vision de la connaissance considérée elle aussi comme fragile, inconstante et sujette aux passions. C’est dans L’Apologie de Raymond Sebond (1580), qui est de loin le plus long des Essais de Montaigne, que se trouve le mieux exposée sa vision des pouvoirs et du savoir humain. R. Sebond était un théologien catalan, auteur d’une Théologie naturelle, dans laquelle il démontrait l’existence de Dieu avec des arguments empiriques et rationnels. Sa méthode était claire : observer le « livre de la nature » plutôt que se référer au « livre sacré » c’est-à-dire à la Bible. Selon lui, l’homme est une créature supérieure aux autres animaux car il est doté de raison et de morale. Cette particularité lui permet de s’affranchir de sa condition animale pour se rapprocher de la divinité. De plus, son intelligence lui permet de domestiquer les animaux et de devenir leur maître. Il est donc une sorte de Dieu à l’égard des bêtes : voilà ce qui permet de prouver sa nature quasi divine. Bien qu’il ait pris soin de traduire et de publier R. Sebond, Montaigne n’adhère pas à cette vision des choses. Il livre une apologie bien curieuse dans laquelle il démonte un à un tous les arguments du théologien. Son essai débute ainsi : « C’est à la vérité très utile et grande partie que la science. Ceux qui la méprisent témoignent assez de leur bêtise ; mais je n’estime pas pour autant sa valeur jusqu’à cette mesure extrême que certains lui attribuent. » Autrement dit, la science est une belle chose, mais elle ne permet pas de révéler le sens ultime des choses. Il conteste ensuite la prétendue dignité de l’homme : « Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi (…) et se dise impératrice de l’univers. » L’animal, quant à lui, est bien moins stupide qu’on le croit. Il est doté d’une certaine raison (l’hirondelle, par exemple, ne construit pas son nid n’importe comment), ressent des émotions, vit en société et s’occupe souvent de ses petits avec plus de soin que les humains. C’est donc l’orgueil de l’humain qui le fait s’ériger au-dessus des autres créatures terrestres : « C’est par vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se sélectionne lui-même et se sépare des autres créatures. » Montaigne conclut : « Nous ne sommes ni au-dessus ni au-dessous du reste (…). Il y a quelques différences, il y a des ordres et des degrés ; mais c’est sous le visage de la même nature. » Il affirme aussi que la raison humaine est défaillante. L’objectif de l’homme qui cherche à établir des vérités définitives sur les fins est illusoire puisque la diversité de nos opinions, selon que l’on naît ici ou là, et la succession des époques soulignent la relativité de notre jugement. L’attitude du sceptique implique au contraire une grande modestie. Il admet ses propres limites : il est une « ignorance qui se sait ». Il ne dit pas « je sais » ou « je ne sais pas » mais « que sais-je ? » S’il est un esprit sceptique, Montaigne ne tire pas pour autant de conclusions pessimistes sur l’impuissance de la raison. Il ne renonce pas à étudier les humains, loin de là, comme en témoignent ses Essais : ils fourmillent d’observations psychologiques, de réflexion historiques et de petites enquêtes sur les mœurs de ses contemporains. Mais il se défend de généraliser et de trancher définitivement sur la nature ultime de choses. Le scepticisme de Montaigne s’adresse aux ambitions démesurées de la raison : ce n’est pas une charge contre la science mais une invitation à la prudence et à la mesure.