Nous avons choisi l'inégalité

Au-delà des facteurs économiques, les inégalités résultent aussi – et peut-être avant tout – d’un choix individuel.


Durant près d’un siècle, les sociétés industrielles ont « choisi » – pour autant que des sociétés choisissent – de réduire les inégalités sociales. Depuis une trentaine d’années, la tendance s’est inversée et nous observons partout un creusement des inégalités sociales. Généralement, ce retournement est expliqué par des mécanismes économiques engendrés par la mondialisation et la mise en concurrence des économies : le coût du travail non qualifié s’alignerait sur les salaires des pays émergents, le développement d’une économie financière expliquerait la formation de revenus « obscènes » et la mise en concurrence des États providence jouerait à la baisse fiscale et sociale. Le différentiel de rentabilité entre les revenus du capital et ceux du travail expliquerait, dans les sociétés condamnées à une croissance faible, le retour de la rente et du patrimoine contre les revenus du travail. Le creusement des inégalités sociales serait une fatalité économique heurtant nos convictions, mais à laquelle il serait difficile de s’opposer sans rompre radicalement avec un système devenu mondial.

La quête de l’entre-soi

Cette analyse est peu contestable quand il s’agit d’expliquer les formations de l’extraordinaire fortune des 1 %, voire des 0,1 %, les plus riches. Cependant, les économistes évoqués ici soulignent eux-mêmes que cette explication est loin de suffire, car elle n’implique pas que les États cèdent aussi facilement devant les forces qui poussent aux inégalités. Plus encore, si l’explication des inégalités par les seuls mécanismes économiques peut nous permettre de comprendre la fortune des « superriches » et la multiplication du nombre des « superpauvres », elle ne dit pas grand-chose de l’ensemble des inégalités sociales, celles qui concernent directement l’écrasante majorité des individus et qui n’ont qu’un lien très lointain avec la concurrence généralisée des économies. Rappelons d’ailleurs que Margaret Thatcher et Ronald Reagan ont été élus sur des programmes résolument inégalitaristes, que Barack Obama n’a pas réussi à instaurer une protection sociale universelle et qu’en Europe, l’air du temps n’est pas à la priorité à l’égalité sociale.

Il n’est pas nécessaire de valoriser un quelconque principe d’inégalité pour accepter les « petites » inégalités et pour choisir les conduites qui les engendrent. Au fond, notre attachement de principe à l’égalité de tous ne nous conduit plus nécessairement à vouloir véritablement réduire les inégalités sociales.

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Ceux qui le peuvent, et qui ne sont pas nécessairement les plus riches, choisissent de vivre dans des quartiers socialement homogènes qui leur garantissent une certaine sécurité, une école de qualité­, des voisins paisibles et semblables… Pendant que les centres-villes se gentrifient, les classes moyennes qui le peuvent choisissent les banlieues pavillonnaires, ceux qui sont un peu moins pauvres s’éloignent parfois de la ville afin de creuser la distance avec ceux leur paraissent trop pauvres et trop dangereux. De manière générale, personne ne choisit de fabriquer des ghettos urbains, mais le choix de vivre avec des semblables a pour conséquence « objective » la production de ghettos dans lesquels se concentrent les plus pauvres, les victimes du chômage, ceux que l’on stigmatise pour leurs origines, les familles « monoparentales »… Plus ces ghettos constituent des repoussoirs, plus les inégalités spatiales se creusent au sein de la ville, mais aussi entre les territoires qui captent les ressources économiques et culturelles et ceux qui se sentent abandonnés et qui en appellent à leur tour à l’exclusion des plus pauvres, comme le montre l’implantation du vote Front national dans ces zones abandonnées.