«Nous sommes au tout début de la mondialisation humaine et sociale» Rencontre avec Marcel Gauchet

Selon le philosophe Marcel Gauchet, nous sommes entrés dans un nouveau monde où l’individu – son identité, ses droits, sa vie – est la valeur absolue. L’aspiration globale à l’égalité permet-elle d’espérer un monde plus démocratique ?

Vous considérez que nous sommes entrés, depuis la fin des années 1970, dans un « nouveau monde ». Qu’y a-t-il de vraiment nouveau ?

Cette expression peut certes sembler banale, mais je lui donne un sens précis : pour la première fois dans l’histoire humaine, le monde est vraiment monde. Nous assistons à un processus qui va bien au-delà de la mondialisation financière ou technique : la fabrication politique – au sens fort du mot – d’un espace planétaire. Des parties du monde autrefois dominées, comme l’Inde ou la Chine, s’imposent comme des partenaires à part entière sur la scène internationale. Le bloc soviétique s’est effondré, alors qu’il représentait le dernier véritable empire sur la surface du globe. La puissance américaine, dont l’hégémonie politique et militaire était incontestée, se trouve fragilisée. Nous sommes dans le premier monde qui ne se perçoit pas sous le signe d’antagonismes irréductibles entre ses parties. Il y a des grands et des petits, mais aucun État n’est en mesure de dominer les autres. Il s’agit d’un changement considérable, dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences sur la vie des sociétés.

C’est aussi en ce sens que j’utilise à dessein l’expression de « nouveau monde ». Le monde humain dans lequel nous vivons me paraît tout aussi inconnu que le monde spatial pouvait l’être pour Christophe Colomb et Vasco de Gama. Nous connaissons le globe, possédons des cartes, des satellites, des GPS, etc. Mais humainement parlant, nous sommes désorientés. Nous comprenons mal comment fonctionnent les sociétés et qui sont les individus qui les composent. La mondialisation géographique a eu lieu ; nous sommes aujourd’hui au tout début de la mondialisation humaine et sociale.

Nous aurions aussi affaire à un nouvel individu. C’est du moins ce que vous avez avancé dans l’un de vos articles célèbres, « Essai de psychologie contemporaine » (1998), où vous analysiez l’émergence d’un « nouvel âge de la personnalité ». Maintenez-vous cette thèse ?