Tout à la fois philosophe et conteur, Michel Serres est l’un des plus prolixes penseurs français. Auteur d’une soixantaine de livres, chroniqueur sur France Info, il s’intéresse à tout : le big-bang, les nouvelles technologies, les langues, le génome, le sens de l’histoire… Ne lui parlez pas de ses « terrains de recherche », l’expression lui donne de l’urticaire. La philosophie, chez lui, a des allures de 4X4 : elle ressemble à ces véhicules tout-terrain qui traversent les contrées sans se soucier des frontières artificielles dessinées de main d’homme. Quant aux concepts, ils ne s’analysent pas, ils s’incarnent, telle Petite poucette, Hermès, Le Tiers-Instruit et ce Gaucher boiteux qui donne son titre à son dernier livre.
Il nous reçoit chez lui, à deux pas de Paris, dans une maison qui lui ressemble. Il s’y lève tous les matins à l’aube pour écrire et lire. Les angles n’y sont pas droits, des pièces inattendues se devinent au bout des couloirs, une statuette évoquant Tintin voisine avec les œuvres d’Auguste Comte. Une jolie verrière ouvre l’horizon. M. Serres s’adresse à Bastien, jeune lycéen de 16 ans en stage à Sciences Humaines, avec la curiosité d’un grand-père. L’accent gascon semble encore charrier quelques rocailles de sa Garonne natale. À mes questions, il répond parfois avec la malice d’un Sherlock Holmes : « C’est très simple, ma chère amie… » Rencontre avec un philosophe heureux.
Vous vous définissez comme fils, frère, amant de la Garonne. Vous y revenez sans cesse, livre après livre. Pourquoi est-il si important pour vous d’être né quelque part ?
Je ne suis pas né quelque part ; je suis né dans le fluide. Mon père était marinier sur la Garonne. Il vivait sur une drague d’où il extrayait le sable et les cailloux. Par conséquent, j’ai passé mon enfance sur les bateaux. J’ai même navigué « prénatal », car un jour d’inondation dramatique de la Garonne, mon père a sauvé ma mère, qui était enceinte de moi, en la sortant de la maison avec son bateau. Je porte en moi ce lien fondamental à l’eau, qui est un élément très différent de la terre. Cela a-t-il eu une répercussion sur ma façon de penser le monde ? Je ne sais pas. Mais disons à tout le moins que c’est une façon de m’y inscrire poétiquement.
Vous avez commencé par des études scientifiques. Comment et pourquoi en êtes-vous venu à la philosophie ?
J’avais 14 ans en 1945, au moment où la guerre s’est terminée. Hiroshima et Nagasaki ont eu sur moi une influence énorme. Tout à coup, la science que l’on idolâtrait, celle-là même qui nous avait apporté le confort, le médicament, tout ce qui est censé définir la vie bonne, cette science-là a produit un abominable crime : la bombe atomique. Il y a d’abord eu un aveuglement général. Pour vous donner un exemple, j’ai été élève à la Sorbonne de Gaston Bachelard, qui a écrit vingt ans après Hiroshima un éloge de la physique contemporaine ! La génération d’après, la mienne, a vécu une crise de conscience : une grande partie des chercheurs s’est alors détournée de la physique pour aller vers la biochimie, qui a fait de grands progrès. En ce qui me concerne, j’ai quitté l’École navale pour partir faire de la philosophie des sciences à Normale sup.