« La France est le pays des Lumières, c’est le pays de l’innovation. (…) J’entends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile ! Je ne crois pas que le modèle amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine. » En 2020, Emmanuel Macron s’était ainsi moqué de l’idée de réduire la production et la consommation, c’est-à-dire de la décroissance, en la réduisant à un refus du progrès et à une existence austère. Née dans les années 1970 d’une réflexion sur les limites des ressources naturelles et d’une critique de la société de consommation, cette politique de réduction globale de l’activité économique est très loin de faire consensus, mais elle gagne en audience. Selon les maîtres d’œuvre de Décroissances, récent ouvrage collectif sur le sujet, la décroissance, longtemps « considérée comme farfelue », s’affirmerait désormais « comme la seule vision du monde alternative et réaliste susceptible d’affronter les défis gigantesques et les urgences du présent » (lire encadré ci-dessous).
Certains y voient aussi une façon d’accroître notre bien-être. Dans le même essai, l’économiste Giorgos Kallis soutient par exemple que « la décroissance est d’abord (…) une culture des limites à la recherche de la joie et du bien-être, et pas seulement une stratégie défensive pour éviter la catastrophe ». Or, cette idée de décroissance heureuse est fortement contestée. Comment l’appauvrissement global de la société pourrait-il s’accompagner d’une amélioration du bien-être de la population ? Estimant que ce n’est pas possible, beaucoup d’économistes soutiennent qu’il faut à tout prix éviter d’entrer en décroissance. Si elle s’impose à la société, il faudra s’adapter. Mais il serait malheureux de la choisir volontairement, disent-ils. Question bien-être, qui sont donc les plus crédibles entre partisans et adversaires de la décroissance ?
Richesse et bien-être
Depuis deux siècles, la croissance économique est allée de pair avec une amélioration phénoménale des conditions de vie. Baisse de la mortalité infantile, augmentation de l’espérance de vie, réduction de la pauvreté, développement de la médecine, accroissement du confort, etc. À ces améliorations matérielles et sanitaires, il faut aussi ajouter le progrès des mœurs qui se réalise d’autant mieux que la population n’a plus à lutter pour sa survie. Émancipation des femmes, acceptation croissante de l’homosexualité, abandon des châtiments corporels, diminution des violences physiques, etc. À l’instar de l’essayiste Johan Norberg qui défend depuis des années les bienfaits de la croissance, beaucoup d’économistes craignent que son abandon remette en cause toutes ces améliorations du bien-être global de la population humaine 1.
Pourtant, les partisans de la décroissance estiment que cette apparente corrélation entre croissance et bien-être est une illusion. Par exemple, dans son livre Moins pour plus (2020), l’anthropologue Jason Hickel avance que ce « n’est pas tant la croissance qui importe que la manière dont le revenu est distribué, et la part investie dans les services publics ». Pour étayer son propos, J. Hickel fait remarquer qu’au cours des deux derniers siècles, l’augmentation de l’espérance de vie a surtout été liée au développement des mesures d’hygiène, ainsi qu’à l’accès généralisé à la vaccination et à l’éducation. Elle résulte de choix politiques, plus que de croissance. Il avance même que, « passé un certain point, l’augmentation du PIB n’entraîne pas nécessairement l’amélioration du bien-être humain 2 ».
Jason Hickel fait ici référence à ce qu’on appelle « le paradoxe d’Easterlin », du nom de l’économiste Richard Easterlin, qui l’a mis en évidence en 1974. À partir d’enquêtes de satisfaction, ce dernier a constaté qu’au sein d’un même pays, les riches se déclaraient plus heureux que les pauvres, mais que le niveau de bonheur total du pays n’augmentait pas quand son PIB augmentait, et qu’il n’existait aucune association positive entre le PIB global d’un pays et la satisfaction moyenne des habitants. L’explication de ces résultats résiderait dans ce qu’on appelle « l’effet du revenu relatif » : l’enrichissement général ne rend pas un pays plus heureux ; ce qui rend heureux, c’est de se savoir plus riche que ceux qui vous entourent (voisins, amis, pairs, etc.).