C’est un fléau dont les parents ont tendance à parler comme si leur enfant était le seul à en être curieusement affecté : « Il n’a pas le goût de l’effort. » À croire, si cela pouvait s’enseigner, qu’il y aurait beaucoup de candidats.
La phrase s’applique en général au domaine scolaire. L’adolescent qui passe une heure sur le système de son smartphone pour explorer les manipulations qui permettront de contourner le temps d’écran imposé par ses parents, personne ne pense à le féliciter pour sa persévérance. Car si la phrase « il n’a pas le goût de l’effort » sonne parfois comme un diagnostic universel, il est rare que ce trait affecte toutes les activités de l’enfant : le même gamin peut prendre dix gadins en skate et se relever systématiquement pour repartir, mais répondre au hasard à un problème de maths après six secondes et demi de réflexion. « Si seulement l’acharnement dont il fait preuve sur les jeux vidéo pouvait se manifester sur les devoirs… » Derrière l’ironie parentale, une authentique question : la persévérance peut-elle se transfuser d’un domaine à l’autre ?
Certaines personnalités célèbres pour leur goût de l’effort l’ont reconnu. L’astronaute Thomas Pesquet a dit avoir « beaucoup appris après 17 heures » (soit le temps des activités périscolaires). Lorsque Thomas Südhof a reçu le prix Nobel de médecine en 2013, il a rendu hommage non pas à son premier professeur de SVT mais à son professeur de basson, car il lui avait appris à pratiquer et écouter pendant des heures, ce qui lui avait permis d’acquérir « la valeur de l’étude disciplinée ». La directrice du conservatoire de Bondy se souvient que lorsque Kylian Mbappé y a pratiqué la flûte traversière pendant sept ans, il n’était ni particulièrement bon ou mauvais « mais voulait toujours être le premier à jouer ».
L’idée semble légèrement partagée dans certaines cultures. Dans son livre controversé Battle Hymn of the Tiger Mom (2011), l’Américaine Amy Chua assurait que si beaucoup d’enfants issus de familles asiatiques aux États-Unis apprenaient la musique (et plutôt des instruments difficiles comme le violon), c’était pour acquérir la discipline de l’apprentissage et l’idée qu’un petit travail ingrat régulier puisse payer. « Faire ses gammes, ce n’est pas fun. Ce qui est fun c’est de maîtriser un morceau à la fin. » Ses propos trouvaient confirmation dans une étude publiée dans American Quarterly en 2009 1. Les parents de ces élèves très doués en musique n’étaient pas particulièrement mélomanes, notaient les auteurs, mais voyaient la musique classique comme un terrain pour leur inculquer la discipline de l’apprentissage. « S’ils apprennent à jouer d’un instrument, ils n’auront pas de problèmes ensuite avec les sciences ou les mathématiques », se disent-ils en substance. Développer une discipline personnelle qui s’applique à tous les domaines, c’est aussi ce que prône l’explorateur Jean-Louis Étienne qui, quand il passe dans les écoles, conseille aux enfants non pas de suivre leurs passions (comme c’est à la mode) mais de finir tout ce qu’ils entreprennent.
L’idée qu’un apprentissage difficile développe une faculté à fournir des efforts a longtemps justifié en France de pousser des enfants à apprendre l’allemand (ou aujourd’hui le mandarin) plutôt que l’espagnol, jugé trop facile. Dans son livre Le Goût de l’effort (PUF, 2018) consacré à « La construction familiale des dispositions scolaires », la sociologue et professeure en sciences de l’éducation, Sandrine Garcia s’appuie sur des entretiens avec des familles de la classe moyenne ou des classes moyennes supérieures pour montrer que les activités extrascolaires sont investies par les parents « mobilisés pour construire des dispositions générales concernant la régularité, la concentration, la discipline, bref l’effort ».