« C'est l'histoire d'une fille qui aime un type et qui en épouse un troisième. » C'est par ce résumé succinct mais efficace de Guerre et Paix énoncé par son grand frère que Daniel Pennac, à 13 ans, s'est plongé dans l'énorme roman de Léon Tolstoï. Devenu grand lecteur, D. Pennac est pourtant un défenseur de la liberté de lire - ou de ne pas lire -, du droit de sauter des pages, de ne pas finir un livre, de grappiller dans un autre, de lire n'importe quoi... Tout comme « aimer » ou « rêver », le verbe « lire » ne supporte pas l'impératif, affirme-t-il dans Comme un roman1.
De fait, l'amour de la lecture n'est pas la chose du monde la mieux partagée. Devenir lecteur boulimique, compulsif, frénétique, ou lecteur épisodique, distant, inconstant, ou même non-lecteur tout en ayant un bon niveau scolaire, comment cela arrive-t-il ? Selon D. Pennac, la formule « monte dans ta chambre et lis ! » ne marche pas : « Il s'est endormi sur son livre. »
L'école alors ? Les enquêtes sociologiques sur les lecteurs ne lui accordent pas le rôle déterminant que l'on attend généralement d'elle. « Les souvenirs de lecture scolaire sont le plus souvent absents ou vagues », écrivent Gérard Mauger, Claude F. Poliak et Bernard Pudal en conclusion de leur vaste enquête sur les lecteurs 2. Pour Annie Collovald et Erik Neveu, qui ont longuement interrogé les lecteurs de romans policiers, « les lectures scolaires obligatoires s'associent souvent à l'oubli ou, s'agissant du collège ou du lycée, au souvenir non exclusif mais fréquent de pensums qui suscitent encore dégoût ou irritation vingt ans après 3 ».
« Toute enquête sur les pratiques de lecture a pour vertu première de dissiperl'illusion de l'ethnocentrisme lettré. » En bref, les auteurs de ces enquêtes ont peu rencontré ceux qui pratiquent une lecture de tradition académique, décrite par G. Mauger comme érudite et mondaine, censée donner accès « à la compréhension des allusions, des références, des signes discrets d'appartenance à une élite » ? « le plaisir d'en être », comme aurait dit Pierre Bourdieu 4...
S'évader pour comprendre le monde
Les lecteurs de policiers d'A. Collovald et E. Neveu refusent radicalement cette forme de « culture sur piédestal », ce passage par un chemin de croix qui exigerait, pour se les approprier, « une forme accusée d'ascèse, d'apprentissage sacerdotal d'une coupure à l'expérience ordinaire »... Non pas que ces lecteurs ordinaires ? issus, dans les deux enquêtes, de toutes les couches de la société ? soient opposés à toute forme de culture. C'est même elle qu'ils recherchent, explicitement ou implicitement, en lui donnant toutefois leur propre définition : une culture qui éclaire le monde réel, qui rende intelligible le monde social et la place qu'ils y occupent. La culture ainsi redéfinie, expliquent A. Collovald et E. Neveu, dépasse les hiérarchies traditionnelles et imbrique les loisirs récréatifs, l'accès à des savoirs, voire la présence de « messages de salut », c'est-à-dire la recherche d'une réflexion éthique ou philosophique.
G. Mauger classe ce qu'il appelle « les usages sociaux de la lecture » en trois catégories : la « lecture de divertissement », la « lecture didactique » et la « lecture de salut ». Mais il serait par trop simpliste de vouloir ranger les lecteurs une fois pour toutes dans chacune d'elle. Le réel, comme chacun sait, est beaucoup plus complexe. C'est plutôt à un enchevêtrement de ces modèles, représentés de manière plus ou moins importante et variant même selon les périodes de la vie, que nous avons affaire.
La dimension de plaisir apparaît souvent en premier lieu dans les témoignages des lecteurs. Un plaisir qui met à distance, de manière récurrente, les lectures contraintes liées par exemple à l'activité professionnelle ou à des souvenirs scolaires. Son intensité peut s'exprimer par des métaphores gourmandes ou liées à l'addiction : parmi les lecteurs de polars, Céline se dit « polarophage », Olga « avaleuse de policiers », Stéphanie se voit en « accro »...