Au début du 16e siècle, dans une Europe marquée profondément par la religion, l’attente d’une réforme (reformatio) est vive. Les fidèles comme les prélats scrupuleux attendent de l’Église qui, par les sacrements, encadre la vie des fidèles de la naissance (le baptême) à la tombe (l’extrême-onction), qu’elle revienne aux valeurs du christianisme des apôtres. En effet, ils ressentent douloureusement le fossé entre l’Église voulue par le Christ et l’Église réelle, dont les papes sont des princes de la Renaissance plus que des pasteurs : ainsi, Alexandre VI (pape de 1492 à 1503), célèbre pour son goût de l’intrigue et son népotisme, et son successeur Jules II, le pape guerrier (1503-1513), ne se comportaient guère en représentants du Christ sur Terre.
Certes, dans les siècles passés, John Wyclif (1330-1384) puis Jean Hus (vers 1370-1417), qui mesuraient les dogmes et les pratiques de l’Église à l’aune de la Bible, avaient déjà exprimé ce désir d’un retour aux origines, que les ordres mendiants n’avaient réussi qu’imparfaitement au 13e siècle. Mais en cette fin du Moyen Âge, l’attente d’une réforme est d’autant plus forte que les laïcs supportent de moins en moins le mal de vivre des clercs. Plus instruits qu’auparavant – y compris dans le domaine religieux –, les laïcs sont soucieux de l’honorabilité et du travail efficace. Aussi la vie contemplative et la mendicité leur inspirent-elles désormais plus de mépris que de déférence. Ils ne tolèrent plus les écarts des clercs séculiers sur le plan des mœurs. Cet anticléricalisme ne saurait être confondu avec une haine de l’Église voire du christianisme : il exprime bien plutôt un amour déçu pour l’Église et ses serviteurs.
Les humanistes, au premier rang desquels Érasme de Rotterdam (1467-1536), se font souvent les critiques mordants de l’Église. Ils raillent le nombre élevé des ordres et leurs divisions, ainsi que l’ignorance des clercs et leur âpreté au gain. Parfois, ils s’enhardissent à égratigner la tête de l’Église. Dans son Julius exclusus, Érasme brosse le savoureux dialogue entre l’apôtre Pierre et Jules II : comme l’apôtre refuse l’entrée au paradis à son lointain successeur, ce dernier menace de s’en emparer par les armes !
Toutefois, si les humanistes parviennent à mettre de côté les rieurs, ils n’ont pas de réponse à proposer aux âmes tourmentées, qui redoutent en particulier la mort. À une époque où la vie est brève, menacée par les guerres et les épidémies, ouvrages religieux et prédications invitent les humbles et les puissants à songer sans cesse à leur condition mortelle et au trépas. Si la mort fait peur, c’est moins parce qu’elle représente le néant ou l’inconnu qu’en raison du sort qui est censé attendre la majorité des gens dans l’au-delà : les tourments cruels du purgatoire, lieu qui s’est rapproché de l’enfer à la fin du Moyen Âge. Or, les opuscules illustrés qui expliquent comment affronter les tentations diaboliques à la dernière heure, désormais largement diffusés grâce à l’imprimerie, ne parviennent pas à rassurer pleinement les fidèles : rien ne leur garantit qu’après leur mort ou au jour du jugement dernier, lorsque le Créateur fera le compte rigoureux de leurs manquements et de leurs bonnes œuvres, la balance penchera du bon côté.
Martin Luther, de la peur à la grâce de Dieu
Martin Luther a vécu avec une intensité toute particulière les aspirations et les contradictions du christianisme de la fin du Moyen Âge. En 1505, la crainte de la mort le pousse au couvent des Augustins d’Erfurt, lorsque, surpris par un orage, il redoute de périr sans avoir pu se confesser et adresse à sainte Anne le vœu de se faire moine s’il en réchappe. Ce faisant, il abandonne, au grand dam de son père Hans, les études qui devaient le conduire à une lucrative carrière de juriste. Entrer au couvent, ce n’était pas seulement respecter un engagement pris dans une situation d’extrême nécessité et auquel il aurait donc pu se soustraire, c’était aussi choisir la voie qui menait le plus sûrement au salut éternel. Pourtant, au couvent d’Erfurt, où l’on observait avec rigueur les vœux de chasteté, d’obéissance et de pauvreté, Luther continue de redouter Dieu. Certes, il n’ignore pas que Dieu s’est fait homme et que, dans la personne de son Fils, il est même mort sur la croix pour sauver l’humanité ; mais la piété de son époque fait coexister ce Dieu plein de miséricorde avec le juge implacable qui effectuera le tri entre les quelques bons et les innombrables méchants. Surtout, la théologie de son temps, qu’il étudie à partir de 1507, est propre à accroître ses angoisses, puisqu’elle enseigne que nul ne peut savoir si ses mérites sont suffisants pour complaire à Dieu.