Qu'est-ce que l'ésotérisme ?

L’ésotérisme occidental, nourri de références à de multiples traditions dont certaines remontent à l’Antiquité, peut pourtant être considéré comme né au XIXe siècle. En deux cents ans, il a connu une très large diffusion, qui en dit long sur nos sociétés modernes.
Le mot « ésotérisme » désigna à l’origine un mode original d’accès à la connaissance absolue. Il est relativement récent : 1828, inventé par un historien alsacien protestant de la gnose, Jacques Matter, qui voyait en lui un espace de liberté intellectuelle et spirituelle ouvert à la théologie, loin des dogmatismes et des rejets de l’Église catholique. Il pensait que les ruptures bénéfiques de la Révolution française permettraient de rouvrir ce champ qui avait été porteur de belles récoltes à la Renaissance et, bien avant, au iie siècle de notre ère, aux temps où le christianisme encore jeune cherchait des voies d’accès direct à Dieu dans les spéculations de la gnose à Alexandrie en Égypte. C’était un terme savant, tiré du grec et dérivé de l’adjectif correspondant : « ésotérique » (relatif à l’intérieur), opposé à « exotérique » (extérieur).
Les deux adjectifs étaient utilisés au xviiie siècle et le second figurait déjà dans l’Encyclopédie de Denis Diderot, qui rappelait que « les anciens philosophes ne divulguaient les vérités qu’à des disciples choisis… » Par « philosophes », entendons les mystères et initiations antiques de l’ancienne Égypte et du pythagorisme en Grèce. L’idée que l’enseignement de Platon comportait un volet caché était également largement répandue.

Des voies neuves pour de vieux problèmes

On devait s’apercevoir très vite que le néologisme, bientôt accompagné de son faux jumeau « occultisme », se chargeait de sens nouveaux. Tout aussi nouveaux que la société, dans laquelle il allait connaître un grand succès jamais démenti. Voilà pourquoi il a parfois été comparé à un « mot autobus » ; les voyageurs sont montés à des arrêts différents, ils ne se parlent pas pendant le trajet et descendront à des stations diverses, n’ayant en commun que la direction générale.
Le premier changement était de taille, il porte sur la référence ultime au Dieu personnel qui a perdu peu à peu de sa force contraignante, au profit d’une conception abstraite ou naturaliste : l’horloger nécessaire au fonctionnement de l’horloge dont parlait Voltaire au temps des Lumières. Même si la renaissance religieuse liée au romantisme avait semé le doute sur la toute-puissance de la raison, la science avait été promue, en fait, au statut de raison ultime. Pas d’accès à Dieu sans passer par la science qui devait réconcilier la raison et la foi, là où la théologie avait échoué. Le changement était radical, rompant avec les gnoses antiques aussi bien qu’avec les théosophies chrétiennes des siècles précédents dans la ligne de Maître Eckhart (dominicain, auteur de textes spirituels, v. 1260-v. 1327) ou du génial « cordonnier » de Görlitz, Jacob Böhme (1575-1624), auteur d’un Mysterium Magnum souvent copié. Il devait ouvrir la voie à la théorisation des « sciences occultes », synthétisée sous le nom d’« occultisme » par l’usage populaire, le terme apparaissant en 1842 dans un dictionnaire de mots nouveaux, sans paternité écrite reconnue.
Le « mage » Éliphas Lévi (1816-1875), dans son best-seller de 1856 Dogme et rituel de la haute magie, devait populariser la notion présentée comme une épistémologie complète destinée à transfigurer le savoir dans les temps à venir. Ésotérisme et occultisme cohabitèrent donc dans l’aire culturelle occidentale, tant en Europe qu’en Amérique, jusqu’à la Première Guerre mondiale, considérés parfois comme synonymes, le premier d’un usage plus savant et philosophique, le second intégré dans la culture générale et servant de support et de cadre, à la Belle Époque et au début du xxe siècle, à un vrai phénomène de société.
L’espace scientifique moderne s’est mis en place au moment où naissait l’occultisme qui chercha tout au long du siècle à obtenir la reconnaissance du monde savant et tenta de fonder sa légitimité sur une théorie de la transmission de ce savoir plutôt que sur une analyse de sa véritable nature. Les occultistes, ignorant superbement les distinctions faites par le Moyen Âge et la Renaissance entre les divers degrés de l’intellection qui auraient pu maintenir ouvert un espace entre le monde spirituel et celui de la science nouvelle, ramenèrent tout à l’horizon de la raison telle que René Descartes puis Emmanuel Kant l’avaient dessinée.
Les grandes ruptures épistémologiques de la Renaissance et des Lumières se trouvant réduites à des différences de niveau de compréhension, ils déplacèrent ainsi le champ de leur réflexion de la théorie pure à la fonction sociale du savoir. Tout savoir était contenu, au moins potentiellement, dans une sorte de révélation primordiale que l’incompréhension des peuples avait contraint les sages à cacher. L’origine des initiations, omniprésentes dans l’Antiquité, se trouvait là : comment voiler les plus hautes connaissances pour éviter l’hostilité et les persécutions, et les dévoiler aux plus savants autrement que par l’usage des symboles et des analogies et par degrés successifs ? Le christianisme originel avait repris avec la « discipline de l’arcane » des usages répandus dans tout le bassin méditerranéen antique.
Les occultistes, baignant dans l’ambiance romantique postrévolutionnaire, idéalisaient un passé édénique et croyaient à l’avènement du règne de l’esprit. Ils combinaient ainsi les croyances. Une première dans la marche triomphale des sciences génératrices de sécularisation ; une seconde dans la transfiguration de l’univers matérialiste, envisagée comme un retour universel aux origines. L’expérience des guerres révolutionnaires et de la Terreur les avait confortés dans la certitude que le manque d’éducation du peuple avait été la cause de l’échec ; les « plus hautes vérités » devaient rester cachées dans le secret des sanctuaires en attendant que les temps soient arrivés. Les sanctuaires c’était la franc-maçonnerie, bien sûr, mais aussi les innombrables sociétés secrètes, ordres chevaleresques et « petites Églises », comme on disait à l’époque, qui fleurirent au long des xixe et xxe siècles.
Une véritable culture de la science-fiction à connotation ésotérique et littéraire a pu se développer sur ces bases des sciences occultes définies dans les années 1820-1830. Ferdinand Denis (1798-1890), authentique savant érudit, grand connaisseur de manuscrits anciens et administrateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève, en avait été le meilleur théoricien dans Sciences occultes (1830). Les années 1880-1890 furent particulièrement favorables pour ces groupes qui se répandirent dans le grand public ; la Société théosophique de Helena P. Blavatski (1831-1891), aux Amériques et en Europe, les ordres Rose-Croix, avec Stanislas de Guaïta (1861-1897) et Joséphin Péladan (1858-1918), le martinisme de Papus (1865-1916), la Golden Dawn de Samuel Mathers (1854-1918) en Angleterre connurent la célébrité tout comme le « magicien » anglais Aleister Crowley (1875-1947). Tous reconnurent leurs dettes envers Éliphas Lévi, cet ancien séminariste de Saint-Sulpice qui avait su faire passer par de véritables talents d’écrivains, Victor Hugo lui a rendu hommage, des développements aléatoires sur la kabbale et la magie à la Renaissance, considérées comme la base des sciences occultes. Par la suite, nombre des thèmes occultistes ont été repris et développés dans la mouvance New Age et ont constitué la base du succès de publications comme Le Matin des magiciens de Jacques Bergier et Louis Pauwels (1960) ou, plus récemment, celles de Dan Brown.

La tradition selon René Guénon

Le messianisme scientifique, trait dominant de l’occultisme mais inconnu de l’ancien ésotérisme, devait mal résister aux désastres de la guerre ; en changeant de contexte de société, l’occultisme changea également de clientèle. Les premiers socialistes idéalistes, disciples de Saint-Simon ou de Charles Fourier, les francs-maçons non matérialistes, tous ceux qui croyaient à l’avènement de l’esprit grâce aux grands bouleversements révolutionnaires avaient été les premiers utilisateurs des notions jumelles.
C’est un courant traditionaliste, héritier avec René Guénon (1886-1951) de l’hostilité catholique à la modernité, qui devait revendiquer ensuite le recours à l’ésotérisme comme remède à la faillite spirituelle et intellectuelle de l’Occident (La Crise du monde moderne, 1927). R. Guénon partageait avec les occultistes du xixe siècle la croyance en l’existence d’une tradition primordiale dont la connaissance s’était obscurcie progressivement. Seul l’Orient, selon lui,avait conservé intact le dépôt de cette tradition et, sans son aide, les derniers vestiges authentiques détenus par l’Église catholique dans l’ordre religieux exotérique et par la franc-maçonnerie dans l’ordre ésotérique resteraient lettre morte. Il partageait également avec eux l’idée d’une transmission ininterrompue par des lignées d’initiés d’un corpus symbolique de connaissances définissable comme véritable « science sacrée ».

Secret, histoire cachée, complot…

Son pessimisme absolu, en revanche, s’opposait à la vision occultiste ; une petite élite, seule survivante spirituelle du naufrage inévitable, poserait les bases du nouveau cycle historique à venir. Attitude paradoxalement commune au marxisme matérialiste, convaincu du rôle central des minorités agissantes. R. Guénon, en effet, était violemment hostile à toute forme de démocratie et la prise de pouvoir des masses représentait pour lui le point le plus bas de la « descente cyclique ». Par Orient, il entendait les grandes traditions chinoises avec le taoïsme pour l’ésotérisme et le confucianisme pour l’exotérisme, indiennes des temps védiques antérieurs au bouddhisme et l’Islam dans lequel s’ancrait naturellement l’ésotérisme du soufisme. Il avait peu d’intérêt pour les sociétés primitives.
Parti vivre en musulman en Égypte en 1930, il affirma néanmoins ne « s’être jamais converti à quoi que ce soit », convaincu du caractère universel et au-delà de toute expression religieuse de l’ésotérisme traditionnel. La pensée de R. Guénon eut un réel écho dans le monde intellectuel parisien tant pour les questions de sens posées globalement aux sociétés occidentales que pour le comportement des lecteurs les plus touchés qui cherchèrent un aboutissement à son œuvre dans une société initiatique traditionnelle, loge maçonnique, tariqah soufie, voire société d’ésotérisme chrétien avec l’hésychasme orthodoxe ou le groupe catholique du Paraclet.
Un de ses disciples les plus en vue, Fritjhof Schuon (1907-1998), s’installa à Bloomington, aux États-Unis, et fut un grand artisan du succès de la pensée néotraditionnelle connue sous le nom de « perennialism » (tiré de l’expression créée à la Renaissance de « philosophia perennis »). Ce succès devait donner une certaine légitimité à la notion d’ésotérisme dans les études universitaires des deux côtés de l’Atlantique entre 1950 et 1970 et les grands dictionnaires devaient se faire l’écho de la vision traditionaliste.
Parallèlement, une abondante littérature de seconde main continua de prospérer, centrée sur les thèmes du secret, de l’histoire cachée et du complot. Le trésor des Templiers, les pouvoirs occultes des nazis ou plus récemment la descendance de Jésus et de Marie-Madeleine ont accrédité dans l’opinion publique les croyances les plus folles, pour lesquelles le recours à l’argument ésotérique a été fréquent. Plus médiatique encore fut le débat sur les nouveaux mouvements religieux, assimilés à des sectes et pour ce livrés à l’opprobre général : le caractère « ésotérique » de certains d’entre eux constituait un motif supplémentaire de suspicion. Tant de confusion provoqua une réaction d’analyse critique venant de divers milieux universitaires.
Que peut-on appeler en définitive « ésotérisme » ? Si les hypothétiques secrets de Rennes-le-Château sont dits ésotériques par une partie non négligeable de l’opinion publique, cela intéresse le sociologue mais l’historien ou le philosophe ne peuvent s’en contenter. Un des principaux travaux de méthodologie fut entrepris à la Sorbonne, dans le cadre de la chaire d’histoire des courants ésotériques à l’École pratique des hautes études (EPHE), section des sciences religieuses, par Antoine Faivre. Il pointa les faiblesses de la conception traditionaliste, dont la théorie d’une transmission initiatique ininterrompue depuis une invérifiable tradition primordiale ne résistait pas à une analyse rigoureuse. Il s’appuyait sur les grands textes de la Renaissance qui avaient été à la base des conceptualisations ultérieures, dégageant quatre composantes de base : les correspondances entre le visible et l’invisible, l’idée que la nature et l’ensemble du cosmos sont vivants, le rôle central de l’imagination créatrice et l’expérience de la transmutation, concordance et transmission étant cantonnées dans un rôle secondaire.
D’autres chercheurs ont privilégié la transmission dans le cadre plus général des religions du Livre où ces notions ont pris naissance, mais l’accord est général sur le fait que l’ésotérisme constitue un mode de pensée propre, un regard différent porté sur le monde, à l’opposé de toute contre-culture et fonctionnant comme un outil intellectuel intégré dans l’histoire des sociétés occidentales.
Sa résurgence permanente après les grandes crises de conscience de l’Antiquité classique, à la fin du Moyen Âge puis avec le choc de la modernité, fait preuve. L’incertitude qui fait suite à la tornade culturelle du monde actuel ne creuse pas uniquement le lit de l’irrationnel, selon une opinion aussi peu fondée qu’elle est largement répandue, elle témoigne tout autant de la quête de sens qui nous tourmente.