François de Singly, devenu professeur émérite à la rentrée 2017, n’a rien perdu de son enthousiasme et de son énergie. Depuis sa thèse d’État, Fortune et infortune de la femme mariée, ce chercheur au Centre de recherche des liens sociaux (Cerlis-CNRS) enchaîne les publications. Ses objets d’étude – la famille, les femmes, les jeunes, l’individu en général – sont sous-tendus par un robuste fil rouge : à rebours des discours pessimistes, ce sociologue résolument positif voit dans l’individualisme des sociétés contemporaines un projet dans lequel chacun devrait trouver les meilleures conditions de sa réalisation et de son épanouissement. Mais surtout, l’individu a besoin du regard d’autrui pour se sentir reconnu ; le lien social est indispensable au bon fonctionnement d’une société d’individus. Ses différentes déclinaisons, de l’amour dans les relations intimes à la conscience d’appartenir à une « commune humanité », sont le ciment du projet individualiste.
Observateur curieux et attentif des évolutions de la société à travers les moindres faits, même ceux classés « divers », son matériau ne se constitue pas seulement d’enquêtes et d’entretiens. Ses livres nous offrent aussi une plongée dans les romans, les scènes de films, la peinture…
À l’appui de quarante années de travaux et de réflexion, il publie aujourd’hui Double Je, analyse subtile et minutieuse des interactions qui se jouent entre nos différentes identités et du pouvoir d’émancipation plus ou moins important que ce jeu nous apporte.
Votre dernier livre, Double Je, est sous-titré « Identité personnelle, identité statutaire » Comment les définissez-vous ?
Dans les sociétés occidentales, chacun a des rôles et des statuts qui le définissent : père de famille, boulanger, catholique…, ce sont les identités statutaires. Mais l’individu a aussi, cachée au fond de lui-même, une identité personnelle qui n’est pas réductible à son identité statutaire.
Cette notion d’identité personnelle se trouve déjà chez saint Augustin. Au départ, le moi intérieur parle avec Dieu. Progressivement au fil du temps, il est à la recherche de lui-même.
Montaigne a illustré ce modèle de la séparation des identités de façon très emblématique dans ses Essais. Une fois qu’il a accepté la charge de maire de la ville de Bordeaux, il écrit : « Le maire et Montaigne sommes deux, d’une séparation bien claire. » Montaigne refuse de confondre les deux niveaux de l’identité.
Dans la conception occidentale, l’invention de l’amour, aux 12e et 13e siècles, constitue une des premières illustrations de cette dualité identitaire. Les mariages étaient alors arrangés, ils unissaient deux identités statutaires, pour accorder les patrimoines des deux lignées. Mais certaines femmes ont voulu aussi être appréciées pour elles-mêmes par un autre homme. L’amour réunissait alors deux identités personnelles.
En fait, la séparation n’est pas bien claire : les identités personnelles et statutaires sont en interaction. C’est l’identité personnelle qui hiérarchise les différents rôles sociaux. L’individu choisit de donner de l’importance à telle ou telle dimension de sa vie : il peut décider d’investir plus dans son rôle de père, ou dans celui de cadre, ou encore dans celui de militant. L’injonction d’être soi-même se traduit par un certain pouvoir de privilégier tel ou tel rôle, de les conserver ou non. Une profession, par exemple, peut émaner d’un fort choix personnel dans lequel on est très investi ou, au contraire, consister juste à gagner sa vie et à faire son job en privilégiant d’autres dimensions de soi, jusqu’à ce que éventuellement la personne décide de bifurquer.