« Bien sûr, il y a tous ces bouts de chou qui viennent nous dire au revoir, un jour. On les a eus pendant des mois, parfois un an ou deux ; on les a vus aller mieux, ou rechuter. On les a entendus rire, jouer, pleurer. Mais au final, ils rentrent chez eux. Ceux-là, ils sont guéris, c’est normal. Au début, ils étaient mon rayon de soleil : quand ça n’allait pas, je pensais à eux et je me disais, c’est normal, c’est à ça que tu sers. Mais là, j’ai du mal. Parce qu’il faut bien l’avouer, on ne les guérit pas tous. On a beau se battre, au début on y croit tous, on se bat ensemble, eux et nous, les soignants. Mais on les sent partir, et on sait qu’eux, ils ne reviendront pas. C’est affreux, on peut rien y faire. Évidemment, on est formées pour ça, gérer la douleur, soutenir les parents… Ce n’est pas dans l’ordre des choses. C’est vrai, on en sauve de plus en plus. Mais quand même… Bon sang, mais avec tout cet argent, avec toute cette science, on n’arrive pas à sauver un gosse ? Ça me révolte. Non, moi, là, j’y arrive plus. »
Jamila est infirmière en oncologie pédiatrique. Comme nombre de ses collègues, elle est à bout. Il faut les entendre, une fois leur interlocuteur apprivoisé, se confier et baisser la garde, pour mesurer toute leur détresse. Malmenés par un système de santé en révolution permanente depuis des décennies, accusé de coûter trop cher et de ne finalement pas soigner aussi bien que cela, les soignants craquent…
Au point qu’une stratégie nationale d’amélioration de la qualité de vie au travail des soignants a été lancée, début décembre 2016, par le ministère de la Santé, sur la base d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales 1. Un rapport assez technique qui, malgré quelques propositions, se signale par un grand vide : nulle trace, au long de ses 144 pages, des mots « empathie » ou « compassion »…
La fatigue compassionnelle, une clinique de l’usure
Dans nombre de métiers – ceux du care notamment –, la compassion est devenue une compétence clé. L’une de celles qui, à côté des compétences théoriques et techniques, permettent de faire la distinction entre un professionnel et un bon professionnel. Alors que l’empathie pourrait être résumée à la capacité de percevoir ce que ressent autrui, ses émotions ou sa douleur par exemple, la compassion est cette aptitude non seulement à me laisser affecter par un autre que moi, nous dit Paul Ricœur 2, mais aussi à me mettre en mouvement pour venir en aide à cet autrui en souffrance, sans me substituer à lui mais en continuant au contraire à lui reconnaître son statut de sujet agissant et autonome. La compassion me fait tendre vers autrui, et cette dimension à la fois relationnelle et intentionnelle se révèle sollicitude, souci d’un autre auquel me relie notre commune vulnérabilité 3. L’on perçoit bien que ce lien est aussi une ligne de fragilité menaçant de rompre à tout moment, usée à force d’être sollicitée.
Érik de Soir, De Boeck, 2014. Pascal Ide, Emmanuel/Quasar, 2015. Danielle Maltais, Hermann, 2015. Mark A. Stebnicki, Springer, 2016 Diane-Gabrielle Tremblay, Remue-Ménage, 2014. Philippe Zawieja, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2015.