La question du statut de la femme a toujours posé problème pour les philosophes qui, jusqu'au XXe siècle, étaient essentiellement des hommes. Vos travaux ? de femme philosophe ? portent sur la façon dont se sont croisées la question d'une définition de l'humain et celle de la domination masculine. Pouvez-vous nous retracer les grandes lignes du débat philosophique à ce sujet ?
A l'origine de la pensée occidentale, deux grands courants philosophiques coexistent. Le premier obéit à la loi du vertical qui veut que les femmes soient inférieures aux hommes sur l'échelle des êtres : c'est la position platonicienne. La position aristotélicienne renvoie la femme à la matière quand c'est l'homme qui donne la forme. On est là davantage sur une ligne horizontale d'altérité. Les conséquences ne sont pas tout à fait les mêmes si l'on traite les femmes comme une catégorie inférieure, comme les esclaves et pourquoi pas comme les bêtes, ou bien si on les traite comme autres, c'est-à-dire dans un discours d'éventuelle complémentarité. Mais, comme l'altérité aristotélicienne entraîne elle aussi une infériorité, les deux images, du vertical et de l'horizontal, se rejoignent.
Une vieille querelle fantasmatique a été de savoir si les femmes avaient une âme. La légende raconte qu'en 586, au concile de Mâcon, on aurait posé la question de l'âme des femmes, et qu'il aurait été répondu par l'affirmative à la majorité de trois voix. Cette querelle est en fait un jeu sur la variante de homo (être humain) et de vir (mâle) : les hommes se sont demandé si homo renvoyait aussi bien au mâle qu'à la femelle.
Dans Muse de la raison, j'ai construit toute la question de l'exclusion des femmes de la vie politique à partir de 1800 et à partir de cette scène fantasmatique. Quand on ferme un club de femmes en 1793, à chaque fois qu'elles descendent dans la rue sous la Révolution ou en 1848, il y a toujours quelqu'un pour faire référence au fait qu'il n'est pas sûr qu'elles aient une âme. Si elles n'ont pas d'âme, leur citoyenneté est problématique.
Comme beaucoup de légendes qui servent à justifier une domination, le faux débat sur l'âme des femmes est un peu un serpent de mer pendant toute l'histoire occidentale qui reprend du service à la fin du XVIe siècle parce qu'il alimente des querelles théologiques dans lesquelles les femmes servent de « moyen d'échange » : personne n'a jamais vraiment cru qu'il fallait se poser la question de l'âme des femmes, mais cela sert à se quereller entre hommes. Encore aujourd'hui dans la question du politique, les femmes peuvent toujours être instrumentalisées.
L'anthropologie a montré que les femmes sont, dans une structure sociale, un moyen d'échange, telles les Sabines romaines par exemple. Mais pour moi, elles sont aussi un moyen d'échange dans la pensée, c'est-à-dire qu'elles servent à traiter d'autres affaires plus importantes, notamment dans l'achèvement et la déconstruction de la métaphysique autour de 1800.