Qui gouverne le monde ? Entretien avec Pierre Hassner

Le Proche-Orient explose, La Russie s’arme, la Chine menace ses voisins, l’Afrique de l’Est souffre…
Mais qui pilote le monde ? 
Plus personne, affirme Pierre Hassner. Bienvenue dans le « désordre » mondial.

Dans un article récent 1, vous annoncez la mort du « nouvel ordre mondial », né après la guerre froide et placé sous l’égide de l’Onu. Pourquoi ce modèle a-t-il échoué ?

Pour répondre à votre question, il faut revenir au moment de la création de l’Onu. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Roosevelt a imaginé quatre gendarmes – les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Russie et la Chine – qui feraient régner l’ordre et assureraient la sécurité. C’était en contradiction avec l’idée d’une organisation démocratique où tous les pays auraient les mêmes droits et il fallut arriver à un compromis. Ce fut la création du Conseil de sécurité avec cinq membres permanents disposant d’un droit de veto et de dix membres tournants.

Ce compromis initial a empêché l’Onu d’intervenir là ou elle aurait dû. Tout au long de la guerre froide, Occidentaux et Russes se sont opposés à coup de droit de veto… La première responsabilité de l’Onu, celle de protéger les populations, n’a fonctionné que de manière très chaotique : les Occidentaux sont intervenus militairement au Kosovo sans mandat du Conseil de sécurité ; les Russes ont détruit la Tchétchénie, les Chinois sont impassibles sur le Tibet et en conflit avec nombre de leurs voisins…

La dernière occasion de faire avancer la cause de l’Onu (l’adoption de la notion de « responsabilité de protéger ») s’est effondrée avec l’affaire libyenne. Le mandat donné aux forces onusiennes, essentiellement occidentales, était clair : empêcher un génocide annoncé. Or c’est à la chute d’un régime à laquelle nous avons assisté. Beaucoup de pays, dont les Russes et les Chinois, sont donc en droit de dire que les Occidentaux ont outrepassé leur mandat et instrumentalisé l’Onu à des fins politiques. De plus, le résultat est chaotique : une grande partie de l’Afrique de l’Est est déstabilisée, énormément d’armes circulent dans cette partie du monde, et l’on regarde maintenant les Syriens se faire massacrer. Dans le livre que j’ai dirigé avec Gilles Andréani, Justifier la guerre (2e éd., 2014), le juriste Michael J. Glennon propose d’ailleurs que l’on déclare la charte de l’Onu en désuétude car aucun État ne l’a appliquée en renonçant à se faire justice lui-même.