Rencontre avec Paul Veyne

Les sciences sociales peuvent-elles fournir des modèles pour la connaissance historienne ? «Non, répond catégoriquement Paul Veyne, on ne peut tirer aucune leçon de l'histoire.» Ce spécialiste du monde gréco-romain affirme la subjectivité de tout récit historique et met en discussion le statut de la vérité.

Sciences Humaines : Vos travaux sur l'Antiquité gréco-romaine offrent souvent des analyses à l'encontre des idées reçues. Dans Le Pain et le Cirque, vous proposiez une étude novatrice du fonctionnement politique de la cité romaine à travers la pratique de l'évergétisme, c'est-à-dire les dons publics que faisaient les notables à la ville. Pourquoi avoir choisi cette approche ?

Paul Veyne : J'ai voulu faire l'étude de toutes ces formes bien spécifiques de l'évergétisme romain. Dans la société romaine, le don tenait une place très importante : pain (sous forme de distribution de blé), cirque (organisation de combats de gladiateurs) et festins publics pour le peuple, mais aussi distributions de terres, étrennes, cadeaux à l'empereur et à ses fonctionnaires, etc.

La plupart des monuments publics des villes gréco-romaines (amphithéâtres, basiliques, thermes...) ont été offerts par des notables.

J'étais persuadé que ces dons n'avaient rien à voir avec une tentative de dépolitisation et une manoeuvre des grands pour détourner le peuple de la politique.

Dans la société romaine, les notables n'étaient pas des seigneurs qui vivaient dans leurs châteaux mais des nobles qui vivaient à la ville - comme d'ailleurs ensuite dans l'Italie du Moyen Age- et cette noblesse considérait la cité comme sa propriété qu'elle gouvernait. Au lieu d'embellir leur château, les nobles embellissaient la ville elle-même par le mécénat ; ils construisaient des monuments publics et montraient ainsi par leurs largesses qu'ils étaient riches et puissants. Ces dons ostentatoires étaient aussi destinés à montrer que la cité ne pouvait vivre que par eux. Il ne s'agissait pas d'une dépolitisation des esprits mais d'un calcul politique plus savant.

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Cet ouvrage issu de ma thèse m'avait été inspiré par l'Essai sur le don du sociologue Marcel Mauss.

SH : En effet, Le Pain et le cirque était sous-titré : « Sociologie historique d'un pluralisme politique », et votre discours de réception, en 1976 au Collège de France (L'Inventaire des différences) faisait l'éloge des sciences sociales en tant que grille de lecture indispensable pour l'historien. Pourtant, en 1971, dans Comment on écrit l'histoire, vous affirmiez que l'histoire est un récit dans lequel l'historien construit une intrigue autour de certains événements selon un découpage choisi en fonction de son sujet.N'y a-t-il pas une certaine contradiction entre ces deux positions ?

P.V. : Je vous avoue que sur les sciences sociales, j'ai des hésitations.

Il est évidemment indispensable d'avoir lu de la sociologie, de la philosophie, de l'économie... Je me suis effectivement passionné pour les sciences sociales, en particulier pour l'économie politique. En lisant l'économiste Walras, j'ai eu une brusque déception : j'ai pensé que l'histoire ne pouvait pas s'expliquer par des invariants ou des catégories générales. Je ne crois pas que la réalité humaine puisse avoir pour instruments d'analyse des notions générales. Je pense que tout est daté. Les catégories de la sociologie, comme par exemple les champs, les habitus, la consommation ostentatoire, etc., sont des configurations de circonstances et non des concepts généraux.

Je dis tout net que ce texte, L'Inventaire des différences, est faux. Je m'étais jeté dans cette direction qui consiste à utiliser les sciences humaines et à trouver des invariants pour faire de l'histoire, je pense maintenant que c'était une erreur.

Mon livre Comment on écrit l'histoire a été très mal accueilli, en particulier par les historiens des Annales car il n'allait pas du tout dans le sens de leurs travaux. Il a été perçu comme réactionnaire parce qu'il n'entonnait pas les trompettes de l'époque. Donc, à la fois mal reçu par l'avant-garde et trop bien reçu par la vieille droite conservatrice qui a cru que j'étais de leur parti, alors que ce n'était pas du tout le cas.

Mais le grand public a aimé ce livre. Paul Ricoeur, qui a développé les mêmes thèses, a été beaucoup mieux accueilli parce qu'il parlait en tant que philosophe. En tant qu'historien, j'avais écrit un livre maladroit.