Assurément, J. Rancière est un philosophe inclassable. Il n’appartient à aucune école, n’a fondé aucun courant de pensée et refuserait sans doute toute étiquette. Et pour cause : il n’a eu de cesse de lutter contre les assignations, intellectuelles ou sociales. Les frontières disciplinaires lui déplaisent : il y voit d’abord la volonté chez les chercheurs de conserver leur pré carré. À la croisée de l’histoire, de l’éducation, de la politique et de l’esthétique, il offre un parcours philosophique incisif et singulier qui entend déconstruire les certitudes les mieux établies.
Quel rôle a joué mai 1968 dans votre rupture avec le marxisme ?
Dans les années 1960, le marxisme apparaissait comme l’horizon indépassable du temps. La Leçon d’Althusser se présentait comme une tentative pour proposer un marxisme scientifique, rigoureux, régénéré à sa source et capable de porter une révolution nouvelle, menée par les peuples du tiers-monde, balayant l’image grise de la révolution soviétique. Le primat de la formation théorique qu’il affirmait s’accompagnait d’une théorie de l’illusion : les malheurs des dominés leur venaient d’abord de leur ignorance des conditions de la domination. Louis Althusser se défiait des mouvements des étudiants qu’il jugeait enfermés dans une idéologie petite-bourgeoise ignorante des réalités de la lutte des classes. Mai 1968 a été pour moi un révélateur : ces mouvements qu’il qualifiait d’idéologiques s’en prenaient à l’édifice du savoir bourgeois et avaient en fait une vraie capacité de mobilisation des masses et de subversion de l’ordre social.
Ma rupture avec le marxisme n’est pas simplement liée aux circonstances : elle est d’abord le refus du présupposé scientiste logé au cœur même du marxisme d’Althusser, du marxisme en général, à savoir que les hommes sont dominés parce qu’ils n’ont pas conscience des lois de leur domination et que, pour les libérer, il faut d’abord leur donner la science.
Vous vous êtes alors plongé dans les archives ouvrières du XIXe siècle. Qu’y cherchiez-vous ?
J’avais le sentiment d’un écart considérable entre la réalité des mouvements ouvriers et l’image classique qu’en donnaient le marxisme et les partis communistes. Je voulais chercher dans l’histoire la réalité des formes d’émancipation ouvrière pour comprendre comment elles avaient été confisquées par le marxisme. Mais il restait dans ma démarche un présupposé : l’émancipation ouvrière restait la pensée de la classe ouvrière conçue comme collectif, une pensée fondée sur ses conditions douloureuses d’existence et sur ses traditions et sa culture propres. En travaillant sur les archives, j’ai découvert un paysage très différent : ceux qui avaient donné consistance au mouvement ouvrier n’entendaient pas être les représentants légitimes de leur classe, de sa culture et de ses traditions, mais étaient d’abord des individus qui mettaient en question une certaine identité ouvrière.