Simone de Beauvoir L'aventure d'être soi

Raconter l’histoire de Simone de Beauvoir, c’est écrire le récit d’une émancipation. Née dans une famille bourgeoise, cette philosophe infatigable et militante active est devenue une icône pour des générations de femmes.

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« Pourquoi tu l’as fait, ce film ? », demande un jour Claude Lanzmann à Simone de Beauvoir, à propos du documentaire consacré à cette dernière. « Par vanité, et par désir de vérité », répond avec franchise la philosophe après quelques instants de réflexion. Plus encore que dans le combat féministe dont elle est une icône, c’est bien cette quête de vérité intime qui marque le fil rouge d’une vie consacrée à « la grande aventure d’être soi », pour reprendre les mots qu’elle écrit à 18 ans dans ses carnets intimes. Beauvoir, qui voulait écrire un « roman de la vie intérieure », consacrera sa vie à ce projet : « Mon entreprise, ce fut ma vie même », dira-t-elle.

Une jeune fille rangée

Simone de Beauvoir, traînée dans la boue lors de la sortie en 1949 du Deuxième Sexe, mise à l’index du Vatican en 1956, n’était pourtant pas destinée à devenir celle par qui le scandale arrive. Elle naît en 1908 dans une famille parisienne, bourgeoise et catholique. Elle y est élevée comme « une jeune fille rangée », pour reprendre le titre ironique du premier tome de ses mémoires : en ligne d’horizon, le mariage et une vie de mère de famille. Simone fait sa scolarité au cours Desir tenu par des institutrices catholiques, croit en Dieu et se promène au jardin du Luxembourg avec sa bonne. Mais elle est sauvée de ce destin par les difficultés financières de son père : conscient qu’il n’aura pas les moyens de doter ses filles, cet avocat atypique les pousse à étudier pour apprendre un métier. Baccalauréat en poche, Simone se lance dans les études avec passion. Ses Cahiers de jeunesse, un journal intime entamé à 18 ans, témoignent de sa soif de lecture : « Finir Verlaine. Lire Mallarmé, Rimbaud, Laforgue, Moréas. Tout ce que je peux trouver de Claudel, Gide, Arland, Valéry Larbaud, Jammes. » Puis c’est la Sorbonne, où elle « nage dans la philosophie » avec bonheur. Spinoza, Descartes, Kant, mais aussi Bergson, Nietzsche, Alain. « Comprendre rationnellement est une volupté », note-t-elle dans ses carnets. Elle découvre aussi les théâtres et la vie nocturne, le canotage et l’art, les amitiés et les amours. Cette vie devient immédiatement un objet d’introspection : « Autrefois je me convenais, mais je me souciais peu de me connaître : désormais je prétendis me dédoubler, je me regardai, je m’épiai ; dans mon journal, je dialoguai avec moi-même (Mémoires d’une jeune fille rangée, 1958). » Un dialogue intime mené à l’ombre d’une conscience aiguë de la fugacité de la vie : « Je relis ces pages, note-t-elle en 1926, et je m’étonne d’y trouver une image de moi si différente de moi-même. » C’est donc par l’écriture que Beauvoir cherche à se constituer en sujet. Celle qui déclarait à 20 ans « je ferai des livres ou j’aurai des enfants » se lance d’ailleurs précocement dans plusieurs tentatives inabouties de romans, depuis Éliane, ébauche de neuf pages rédigée l’année de ses 18 ans, jusqu’à Primauté du spirituel, écrit en 1935-1937 – refusé par plusieurs éditeurs, il ne sera publié qu'en 1979.

L'agrégation de philosophie

Entre-temps, cette étudiante très douée suit des cours de mathématiques, de littérature et de latin. Comme Germaine Tillion, Clara Malraux ou Menie Grégoire, elle fait en effet partie, souligne l’historienne Sylvie Chaperon dans un article de 2001 de la revue Clio, de cette nouvelle génération née dans les deux premières décennies du 20e siècle, qui bénéficie de la féminisation de l’université. Dans le cas de Beauvoir, ce sera la préparation à l’agrégation de philosophie. C’est à ce moment que la jeune femme intègre une bande de copains, élèves de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (alors fermée aux filles) : ils la considèrent comme une alter ego et la surnomment le Castor, jeu de mots né de l’analogie entre Beauvoir et beaver (castor en anglais). Elle noue une histoire d’amour avec l’un d’eux, Jean-Paul Sartre. Les amants se distinguent lors du concours : Sartre (qui a échoué l’année précédente) est classé premier, Beauvoir deuxième. La même année, l’amie chérie de l’enfance, Zaza, prisonnière des codes bourgeois imposés par sa famille, meurt. Les deux événements marquent le début d’une nouvelle vie.

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Vers la liberté

Après le service militaire pour Sartre et deux ans de pause pour Beauvoir, les voilà enfin enseignants. En 1937, le couple s’installe à Paris. Se met alors en place un compagnonnage singulier : pas de mariage, pas de vie commune, pas d’enfants. Mais un amour profond, entretenu dès qu’ils sont séparés par une abondante correspondance qui durera toute leur vie. Leur quotidien se partage entre le lycée, le théâtre et les expositions, les sorties nocturnes, les voyages en France ou à l’étranger. S’ajoutent à cela les amitiés et les « amours contingentes » qu’ils ont accepté que l’un ou l’autre vive en parallèle de leur « amour nécessaire ». Une « famille » se forme autour du couple, constituée d’amis et d’amants – parfois anciens élèves : un microcosme où potins, ragots et confidences s’échangent et se racontent, non sans sarcasme. Beauvoir a souvent une plume assassine pour décrire les jeunes femmes qu’elle côtoie…