Sisyphe, triste champion de l'immortalité

Sisyphe est ce héros que les dieux de l’Olympe condamnèrent à pousser inlassablement le même rocher. Albert Camus y a vu le modèle de l’homme jeté dans un monde fait de répétition et d’absurdes activités. Qu’avait donc fait Sisyphe pour mériter ce châtiment ? 
La réponse fait de lui un héros transhumain.

La déesse Métis fut longtemps considérée, à la suite des Grecs, comme la divinité tutélaire de la technique. Parce qu’elle livra à Zeus la drogue qui obligea Chronos à vomir les enfants qu’il avait avalés, elle incarnait l’intelligence rusée de l’ingénieur cherchant à obtenir de la nature qu’elle consente à céder ses ressources aux hommes. L’homo technicus était encore, il n’y a pas si longtemps, un artisan plus ou moins habile à donner forme à la matière et sollicitait ses outils comme autant de prolongements de ses propres membres. Mais les ingénieurs ne sont plus seulement à la remorque de la nature : ils ont l’ambition de la rectifier, voire de la remplacer. Métis la perfide, qui fut elle-même avalée par Zeus, ne suffit plus à représenter la démesure des technologies d’aujourd’hui. L’outrance de certains programmes, qui visent à transformer non seulement l’environnement mais également l’homme lui-même, mérite un autre patronage, plus propice à justifier que l’on veuille bouleverser l’ordre des choses. Sisyphe, le fils d’Éole, est un candidat approprié à couvrir les défis que les ingénieurs du futur se donnent à eux-mêmes, parfois dans une sorte d’ivresse démiurgique. Et son châtiment peut illustrer l’absurdité dont la folie technologique nous menace.

Le plus rusé des mortels

De Sisyphe, Homère affirme dans l’Iliade qu’il fut le plus rusé des mortels. Rien que cela le qualifie déjà pour représenter la corporation des innovateurs d’aujourd’hui qui savent composer avec les éléments naturels pour produire les artefacts inédits qui changent le quotidien. Les ingénieurs en biologie de synthèse déploient des stratégies sophistiquées pour bricoler le génome et l’hybrider avec de l’électronique. La découverte, obtenue à l’échelle du nanomètre, qu’il n’y a pas de différence entre la matière et la vie, entre la chimie et la biologie, a débridé les efforts des techniciens du vivant pour « imiter Dieu », et même pour parachever sa création. Sisyphe incarne bien l’outrecuidance que manifestent les technoprophètes du transhumanisme, celle, par exemple, qui conduit Max More, le fondateur du mouvement des Extropiens, à imaginer possible d’inverser la flèche du temps et le second principe de la thermodynamique. Prométhée a sans doute donné l’impulsion nécessaire à l’humanité pour s’arracher au destin que l’étourderie de son frère Épiméthée semblait devoir lui imposer. Avec le feu et la connaissance des arts et des techniques, il a fait un don inestimable aux mortels et a permis leur humanisation, ce dont les dieux avaient raison de se méfier. Mais Sisyphe fit davantage : il est à l’origine de la conviction selon laquelle rien de grand ne s’accomplit pour les hommes qui ne relève de la transgression délibérée, voire de l’offense faite aux dieux. Ce brigand, ainsi qu’on l’a traité, fut condamné à un travail inutile et sans espoir. Cela ne l’a pas empêché de léguer à l’humanité un viatique fait de « mépris pour les dieux, de haine de la mort et de passion pour la vie », comme l’écrit Albert Camus. Rien ne pouvait mieux servir l’optimisme technologique qui anime les sociétés depuis les Temps modernes. Il faudrait seulement qu’à nos yeux, la part de son châtiment ne prenne pas toute la place et qu’elle n’occulte pas l’image du héros tragique en guerre contre un destin que nous nous efforçons plus que jamais de conjurer à force de technologies. Puissent seulement ces technologies ne pas nous exposer à l’absurde qui le terrassa finalement…