Dès les débuts de la philosophie, dans les dialogues de Platon et dans les traités d’Aristote, les sophistes ont été vus comme l’ombre, l’illusion ou même la négation de la figure du philosophe. Mais pourquoi n’exprimeraient-ils pas eux aussi des positions philosophiques, comme l’aurait laissé entendre Aristophane, le poète comique ? La mince frontière qui sépare philosophes et sophistes a en effet maintes fois été franchie. Au centre de cette polémique brille le caractère ironique de Socrate – paradigme perpétuel du philosophe. Fut-il l’adversaire des sophistes ? Fut-il lui-même un sophiste, voire le plus grand des sophistes ? En question, rien de moins que les valeurs constitutives de la culture et de la civilisation occidentales : la prééminence de l’essence et de la permanence sur l’apparence et le transitoire ; celle de la vérité et de la sagesse transcendantes sur la finitude des savoirs humains ; celle de l’universalité du concept sur le relativisme de la perception ; celle de l’éducation par la contrainte de la démonstration sur la persuasion et la séduction. Ce monde, qui est encore le nôtre, nous le disons toujours être (ou pas !) un monde « platonicien ».
Si Socrate est le modèle même du sage et Platon son porte-parole, les sophistes sont perçus comme les vilains méchants que la philosophie doit vaincre. Mais si l’on cesse de se référer aux seuls dialogues platoniciens pour penser la figure du sophiste, et si l’on questionne notre idolâtrie envers le Socrate historique pensé comme l’incarnation même de la raison, un portrait du philosophe concurrent de celui de Platon peut être valorisé, tel celui que dépeint Aristophane, la meilleure source pour renseigner les valeurs et la vie quotidienne de l’Athènes du 5e siècle av. J.C.
Pour Aristophane, Socrate est lui-même un sophiste de premier ordre, c’est-à-dire (suivant l’usage linguistique de son temps) un intellectuel, qui recherche la sagesse de façon active par l’exercice de la parole et de la pensée, et à ce titre il ne peut pas être distingué des autres sophistes, parmi lesquels on compte poètes, médecins et savants de tout bord. Dans sa comédie Les Nuées, tous sont du reste représentés comme les élèves du Pensoir, l’école de Socrate, et ils reçoivent à l’occasion l’épithète de penseurs, à l’instar de leur maître à penser. Il faut du reste noter qu’à l’époque d’Aristophane, le mot philósophos n’est pas utilisé. C’est bien Platon qui adopte cette construction assez naturelle de la langue grecque et en fait un concept décisif de la culture et de la science occidentales.