Subaltern studies donner la parole aux invisibles

En faisant parler les paysans indiens, les subaltern studies contribuèrent, au début des années 1980, à donner voix aux oubliés de la domination coloniale et à questionner l’universalisme du savoir occidental.

Faire entendre la voix des paysans indiens, les reconnaître comme acteurs à part entière du combat pour l’indépendance de leur pays : voici l’objectif d’un groupe d’historiens qui se forme au début des années 1980. La plupart indiens, quelques-uns britanniques, ces spécialistes de l’Inde moderne publient entre 1982 et 2005 une série de douze publications collectives, les subaltern studies, qui donnent leur nom à ce collectif.

Réécrire l’histoire de l’indépendance

Leur projet naît d’une déception vis-à-vis de l’évolution de l’Inde. Si le marxisme reste pour eux « un horizon intellectuel essentiel » comme le rappelle l’historienne Isabelle Merle, chercheuse au CNRS et spécialiste de l’histoire postcoloniale, ces chercheurs ont été déçus par la réalité des régimes socialistes 1. Tous ont été marqués par la réponse du gouvernement indien aux soulèvements populaires des années 1970 : Indira Gandhi, fille du leader indépendantiste Jawaharlal Nehru, instaure durant deux ans un état d’urgence avec suspension des libertés publiques et emprisonnement des opposants politiques. La conséquence, se souvient Sumit Sarkar, l’un des membres du groupe, « fut simultanément un discrédit de l’optimisme nehruvien initial et l’évidence de plus en plus patente de l’échec des politiques établies par la gauche et les communistes. Au sein du mouvement académique de gauche, les subaltern studies peuvent être vues comme l’écho de cette histoire politique, avec le rejet et, simultanément, la radicalisation, des traditions existantes du marxisme indien 2. »

Voilà qui conduit le collectif à remettre en question l’histoire du mouvement nationaliste et à poser un nouveau regard sur l’histoire de l’indépendance de leur pays. R. Guha l’explique dans l’article introductif du premier volume des Subaltern Studies : « L’historiographie du nationalisme indien a pendant longtemps été dominée par l’élitisme – l’élitisme colonialiste et l’élitisme bourgeois-nationaliste 3. » Dans les historiographies coloniales et néocoloniales, précise-t-il, la fabrique de la nation indienne et le développement du nationalisme sont mis au crédit des gouvernants, des administrateurs, des institutions, des politiques et de la culture du colonialisme britannique. Les écrits nationalistes, eux, insistent sur le rôle de l’élite indienne. Les premiers travaux des subaltern studies seront au contraire consacrés aux révoltes des paysans indiens. Faire entendre leur voix, mettre l’accent sur leur « agency » (leur capacité d’agir), leur autonomie, bref, faire du peuple « le sujet de sa propre histoire », comme l’annonce de façon programmatique R. Guha. Les nombreuses monographies publiées dans les Subaltern Studies portent aussi bien sur le mouvement paysan à Awadh en 1919-1922 (Gyanendra Pandey, vol. I), l’endettement rural (Shahid Amin, vol. I) les travailleurs du jute à Calcutta en 1890 et 1940 (Dipesh Chakrabarty, vol. II) que les « Aspects élémentaires de l’insurrection paysanne » pour reprendre le titre de la vaste étude que R. Guha publie en 1983.

Donner voix aux subalternes

Écrire l’histoire des dominés : le projet n’est certes pas nouveau. Les études sur les paysans, les ouvriers, les classes populaires se sont multipliées dans les années 1960-1970. Les historiens des subaltern studies connaissent ces travaux. R. Guha, formé à l’université de Calcutta, a quitté l’Inde après l’indépendance (il n’y reviendra que brièvement entre 1956 et 1959). Installé en Europe, il a séjourné en France, et enseigne à partir de 1959 en Angleterre. Nourri d’auteurs tels que Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu, Roland Barthes ou Jack Goody, il témoigne d’un grand intérêt pour le travail d’Edward Thompson, pionnier de l’« histoire par le bas » (encadré ci-dessous). Un intérêt partagé par ses jeunes collègues formés eux aussi dans le monde anglo-saxon.