Traductions : les circuits de la pensée

La circulation internationale des ouvrages s’est intensifiée avec la mondialisation. Certains trajets restent néanmoins plus faciles à effectuer que d’autres…

La mondialisation culturelle fait en général l’objet de jugements très tranchés. Laminoir favorisant l’imposition de la culture occidentale ? Ou mise en circulation inédite de contenus culturels propice à la rencontre et au métissage des cultures ?

Un système très hiérarchisé

Pour aborder un peu plus empiriquement cette vaste question, de nombreuses études se sont développées autour des traductions d’ouvrages. Émerge depuis peu une sociologie de la traduction qui permet d’en savoir un peu plus sur cette dimension particulière de la mondialisation culturelle qu’est la circulation internationale des idées (littérature, sciences humaines…). Nous intéressons-nous davantage, depuis la mondialisation, aux diverses traditions intellectuelles du globe ? En 1999, le sociologue Johan Heilbron avait montré que le système international de traduction était nettement hiérarchisé (1). Certaines langues, très traduites, jouent un rôle central : l’anglais, très loin devant, mais aussi le français, l’allemand (et le russe dans les années 1980). D’autres langues jouent un rôle semi-périphérique (1 à 3 % de l’ensemble des traductions) : espagnol, italien, danois, polonais… Enfin, les langues périphériques telles que le chinois, l’arabe, le portugais représentent chacune moins de 1 % des traductions. Cette hiérarchie joue un rôle structurant. On traduit plus des langues centrales vers les langues périphériques que l’inverse. Mais plus encore, ce qui circule entre langues périphériques est en grande partie déterminé par ce qui a été traduit dans une des langues centrales. Autrement dit, ce qui circule de l’espagnol vers l’arabe est ce qui a déjà été traduit de l’espagnol vers l’anglais, le français ou l’allemand.
Plus spécifiquement, une récente enquête dirigée par la sociologue Gisèle Sapiro sur la place de la France sur le marché mondial de l’édition (2) permet de s’intéresser aux traductions en sciences humaines et sociales (SHS) vers et depuis le français. Elle montre ainsi que le nombre d’ouvrages de SHS traduits en français a connu une forte augmentation entre 1980 et 2000 : + 50 % selon les données de l’Unesco. Sans surprise, les traductions de l’anglais dominent largement. Elles représentent plus de la moitié du total des traductions. Viennent ensuite l’allemand (25 %), l’italien (10 %) et l’espagnol (moins de 5 %). Les autres langues ne dépassent pas 3 %. les traductions de l’anglais ont cependant moins progressé que les autres. Peut-être un effet du processus d’intégration européenne qui aurait favorisé les échanges scientifiques au sein du continent ? Toujours est-il que dans les SHS l’anglais joue un peu moins systématiquement son rôle de langue de communication internationale. Hormis l’économie et la psychologie (où l’on publie des articles plutôt que des livres), la persistance de traditions nationales maintient une certaine diversité linguistique.
G. Sapiro confirme malgré tout que la traduction en SHS est un phénomène très inégalitaire. Les pays du Sud, en particulier les pays africains, sont quasiment exclus de la circulation internationale des livres, qui est en revanche particulièrement intense entre les États-Unis et les pays du Nord-Ouest de l’Europe. La sociologue signale tout de même une diversification des échanges, particulièrement une percée des pays asiatiques : Japon, Chine, Corée.

La « french theory » en fer de lance

Enfin, si l’on s’intéresse aux disciplines traduites, on voit que dominent deux disciplines plutôt « littéraires » et « à livres ». L’histoire représente à elle seule un tiers des nouveautés traduites en français. On traduit surtout les grandes synthèses, les approches comparatives, les ouvrages sur la France et sur l’Europe. Une situation qui contraste avec celle des États-Unis, où ce sont les postcolonial studies (courant qui cherche à renouveler le regard porté sur les pays colonisés, critiquant en particulier les savoirs occidentaux) qui ont le vent en poupe. Vient ensuite la philosophie, en particulier la philosophie allemande. Jürgen Habermas est le philosophe le plus traduit en français sur la période. La sociologie est elle dominée par les traductions d’auteurs classiques : Max Weber, Norbert Elias, Georg Simmel… Les sociologues contemporains les plus traduits sont les prolixes Immanuel Wallerstein, professeur à l’université de Yale, et Manuel Castells, professeur à l’université de Catalogne après vingt-cinq ans passés à l’université de Berkeley.
En sens inverse, 25 % des livres traduits du français sont des livres de SHS. Une proportion moindre qu’en Allemagne (un tiers), mais plus élevé qu’ailleurs, signe, selon la sociologue, « du capital symbolique dont jouit la pensée française dans le monde ». Capital qui s’appuie en particulier sur la « french theory », ce qui confirme le rôle majeur des traductions vers les langues centrales. Car l’étiquette « french theory », amalgame d’auteurs très différents d’un point de vue franco-français (Barthes, Baudrillard, Bourdieu, Derrida, Deleuze, Foucault, Cixous, Kristeva…), est apparue sur les campus américains au cours des années 1970. Elle reste pourtant le fer de lance de l’exportation des sciences humaines françaises dans le monde, où elle « sert d’appui à une pensée critique à l’égard de l’idéologie dominante ».
Reste que si les SHS parviennent à maintenir un minimum de diversité culturelle, c’est notamment grâce aux aides publiques qui soutiennent ces produits à diffusion restreinte et à long terme. Le secteur de l’édition, de plus en plus concentré dans de grands groupes en quête d’efficacité, parviendra-t-il encore longtemps à entretenir cette niche ?

 

NOTES

(1) Johan Heilbron, « Towards a sociology of translation: Book translations as a cultural world-system », European Journal Of Social Theory, novembre 1999.
(2) Gisèle Sapiro (dir.), « La traduction comme vecteur des échanges culturels internationaux. Circulation des livres de littérature et de sciences sociales et évolution de la place de la France sur le marché mondial de l’édition (1980-2002) », rapport de recherche, Centre de sociologie européenne, 2007, et « Traduction et globalisation des échanges : le cas du français », in Jean-Yves Mollier (dir.), Où va le livre ?, La Dispute, 2007.

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Pour en savoir plus

« La langue française face au marché de la traduction »
Entretien inédit avec Gisèle Sapiro.