Variations anthropologiques sur la morale

En nous confrontant à ce qui fonde les normes du bien et du mal dans d'autres sociétés, l'anthropologie s'avère bien utile pour comprendre nos propres valeurs.

Alors que l'étude de la morale a depuis longtemps donné lieu à la constitution d'un domaine important de la philosophie, qu'elle a plus récemment été revendiquée par des historiens (Edward P. Thompson), des politistes (James Scott), des économistes (Albert Hirschmann) et des sociologues (Patrick Pharo) (1, les anthropologues, eux, se sont largement tenus à l'écart de cette réflexion. Certes, on pourrait rappeler les efforts de Lucien Lévy-Bruhl pour constituer une « science des mœurs » et de Emile Durkheim pour penser le « fait moral »2 mais, probablement, ces tentatives pionnières étaient-elles trop entachées de jugements de valeur et même du sentiment d'une supériorité constitutive des valeurs modernes (le thème, hérité des Lumières, d'un « progrès moral ») pour fonder une tradition intellectuelle dans une discipline qui cherchait au contraire à produire un nouveau regard sur l'autre.

Aux confins de l'espace moral

Dès lors, l'anthropologie s'est privée de la possibilité de considérer comme un thème possible de recherche l'analyse des normes et des valeurs relatives à ce qui est considéré comme bien ou mal dans les sociétés qu'elle étudiait.

Les enquêtes des ethnologues montrent pourtant que toutes les sociétés se donnent des critères grâce auxquels leurs membres statuent sur le bien et le mal, sur ce qu'il est mieux de faire ou souhaitable de penser, sur ce que valent les différentes catégories d'êtres humains et non humains. Toutes les sociétés, à commencer par les nôtres bien sûr, et il y a probablement une urgence particulière à mener une réflexion sur les économies morales contemporaines, c'est-à-dire sur ce qui fonde notre évaluation des choses et des gens, de l'action juste et de la vie bonne, de ce qu'il faut faire et de ce qu'on doit interdire, de ce qu'on peut supporter et de ce qu'on ne peut accepter. Cette urgence est d'autant plus grande que ces économies morales demeurent largement implicites dans les discours et les pratiques, et qu'elles deviennent dès lors peu questionnables.

A cet égard, on peut partir de la phrase du philosophe canadien Charles Taylor : « Mon hypothèse est que le fait central de la modernité occidentale est une nouvelle conception de l'ordre moral de la société. » Et il poursuit : « Au début, cet ordre moral était simplement une idée dans l'esprit de quelques penseurs influents, mais ensuite, il en est venu à former l'imaginaire social de larges strates et finalement de sociétés entières. Il nous est désormais tellement évident que nous avons des difficultés à le voir comme une conception possible parmi d'autres 3. » Autrement dit, tout se passe comme si les agents sociaux effaçaient au fur et à mesure les traces des bifurcations à l'occasion desquelles des choix ont été faits qui auraient pu être différents mais que cette occultation nous conduit à croire nécessaires. Porter un regard anthropologique sur ces choix, c'est mobiliser les outils des sciences sociales, y compris la comparaison dans le temps et dans l'espace, pour saisir cet ordre moral au moment même où il nous échappe, où le culturel nous devient naturel. C'est donc montrer que la morale est toujours une invention sociale ? et non une vérité déjà là que l'on se contente de découvrir.