Entre bonheur privé et engagement civique
Pour Benjamin Constant, la vie privée constitue un des traits caractéristiques de ce qu'il nomme la liberté des Modernes. Les Anciens étaient tout entiers absorbés par la vie de la cité. La liberté des Modernes consiste à pouvoir s'en détacher et même s'en désintéresser pour pouvoir se consacrer à leurs affaires privées. La vie privée est la clé du bonheur de l'homme moderne, une sorte de refuge en marge de la vie publique.
On retrouve également chez Alexis de Tocqueville ce thème de la vie privée comme refuge. Mais il est plus sensible que Constant aux risques de désinvestissement civique auxquels cette tendance au repli sur le privé pourrait aboutir si les hommes en venaient à se désintéresser des affaires communes. Toute l'oeuvre de Tocqueville tourne autour de ce problème : comment concilier bonheur privé et action publique.
Les réflexions exposées par Albert Hirschmann dans Bonheur privé, action publique (Fayard, 1982) rappellent à bien des égards celles de Tocqueville sur l'avenir de la liberté dans une société d'individus avant tout préoccupés par leurs intérêts égoïstes. Mais si Tocqueville y voyait une tendance structurelle de la démocratie moderne, le diagnostic d'A. Hirschmann est différent. Il part du constat suivant : il y a des périodes au cours desquelles l'action politique est fortement mobilisatrice, d'autres au contraire où elle est délaissée, les individus préférant se replier sur les valeurs de la vie privée. Il y a donc des cycles qui voient la frontière vie privée/vie publique tantôt se déplacer en faveur de la vie privée, tantôt en faveur de la vie publique.