Vouloir être sujet

Étymologiquement, selon le Dictionnaire historique de la langue française, le terme « sujet » vient du latin subjectus qui veut dire « soumis, assujetti, exposé » ou encore de subjicere qui signifie « placer dessous, soumettre, subordonner ». Le terme renvoie donc initialement à l’idée de soumission. Il s’applique à une personne soumise à l’autorité d’une autre. C’est au XIXe siècle que le terme va acquérir sa consistance philosophique désignant l’être pensant, considéré comme le siège de la connaissance par opposition à objet (voir le subject d’Emmanuel Kant). Le terme « sujet » implique dans un premier temps une conscience rationnelle puis dans les sciences humaines une quête de mise en conscience face à l’inconscient. Au XXe siècle, l’idée d’un sujet conscient, maître de ses choix, va être contestée en particulier par la psychanalyse et la sociologie. Avec le développement de l’individualisme et de l’idéologie de la réalisation de soi-même, la question du sujet revient en force sur la scène intellectuelle. Mais de quel sujet parle-t-on ?

 

Deux aspects du processus d’assujettissement

Selon Judith Butler l’assujettissement « désigne à la fois le processus par lequel on devient subordonné à un pouvoir et le processus par lequel on devient sujet (1). »

Il convient donc de rompre, nous dit-elle, avec l’idée d’un assujettissement qui serait le fait de pouvoirs agissant de l’extérieur, qui s’exerceraient sur le sujet pour l’empêcher de se réaliser et chercheraient à le contraindre, le dévaluer ou le reléguer à un ordre inférieur. Elle nous invite à rendre compte de la manière dont « le sujet advient à l’être ». Le petit d’homme est d’emblée assujetti au désir de l’autre, de ses parents, et aux normes du système social dans lequel il vit. Double dépendance, psychique et sociale, qui opère par l’influence de multiples déterminations. « Aucun individu ne devient sujet sans être d’abord assujetti et sans subir une sujétion », rappelle J. Butler.

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Les deux aspects du processus d’assujettissement peuvent sembler opposés alors qu’ils sont complémentaires. D’un côté, l’idée de soumission, de subordination, d’inféodation à un pouvoir. De l’autre, l’idée d’individuation, d’autonomie, de singularité qui invite l’individu à devenir un sujet. Ce double mouvement correspond aux deux faces du pouvoir.

• Celle de la domination, du poids des déterminismes, du cadre qui contribue à la fabrication des individus, des lois et des normes qui canalisent son devenir, de l’héritage dont il est l’héritier, de tout ce qui contribue à produire un individu conforme aux normes de son milieu, adapté à son environnement, soumis aux lois, à la culture, aux institutions, aux autorités de la société qui l’entourent.

• Celle des supports, des moyens, des dispositions, des capacités d’agir, des ressources diverses, tout ce qui permet à l’individu de se construire comme un sujet capable de réflexivité, d’affirmation de lui-même, investi dans le projet de se faire une existence propre. Pour être un individu autonome dans la société, il faut disposer d’un certain nombre de ressources, de capitaux économiques et culturels, de droits. Ces supports objectifs doivent se combiner à des supports subjectifs : le désir d’autonomie, le développement de capacités d’agir, de penser et de vivre, l’implication dans le travail d’exister.

Si le sujet est si passionnément attaché à ce qui l’assujettit, c’est bien parce qu’il y trouve les moyens d’exister comme un « soi-même ». Le petit d’homme est avant tout un être totalement dépendant qui apprend à aimer cette dépendance parce qu’il y va de sa survie physique, de son devenir social et de son développement psychique. C’est dans cette dépendance originaire qu’il va faire les premiers apprentissages de son autonomie. C’est dans l’amour de ceux dont il dépend qu’il découvre la capacité d’aimer. L’amour est toujours un attachement qui peut prendre la forme d’une aliénation et/ou d’une libération, d’un repli narcissique sur soi-même et/ou d’une ouverture à l’altérité. Car si la dépendance produit le sujet, comment sortir de la dépendance sans se dissoudre soi-même ? Si la dépendance est fondatrice, l’autonomie est un processus – et non un état – par lequel le sujet tente de se construire dans la durée, comme une exigence pour « être soi-même » et une quête jamais satisfaite d’être un autre.

(1) Judith Butler, , Léo Scheer, 2002.