Du 19e siècle, on a pu dire que c’était celui de l’histoire, du romantisme philosophique, du nationalisme, des peuples et de leurs « cultures ». À juste titre, mais c’est aussi celui, moins bien connu, de l’invention d’une science historique des langues plus directement inspirée par le modèle des sciences naturelles de l’époque et de la théorie qui, graduellement, s’impose : le « transformisme », plus tard appelé « évolutionnisme ».
Les langues comme des espèces biologiques
Chose remarquable, ce développement unique au monde a pour cadre quasi exclusif les pays de langue germanique, avec quelques apports scandinaves. Il culmine dans les années 1860, avec l’Abrégé de la grammaire comparée des langues indo-européennes (1862) et La Théorie darwinienne et l’esprit des langues (1865) d’August Schleicher (1821-1868), où le philologue, professeur à Iéna, redéfinit les objectifs de la linguistique comparative, telle qu’elle se pratique depuis la fin du 18e siècle. Elle a pour objectif de reconstruire l’arbre généalogique des langues sur la base de leurs liens de parenté et des lois qui gouvernent leurs transformations. Pour ce faire, le linguiste procède comme le zoologue, et considère les langues comme autant d’espèces biologiques évoluant sous l’effet de forces qui n’ont rien de conscient. C’est ainsi que Schleicher lui-même, à l’instar de l’essentiel de ses collègues, s’emploie à reconstruire la généalogie des langues dites indo-européennes, à savoir un grand nombre de langues mortes et vivantes dont, depuis William Jones, les philologues ont signalé puis montré les liens de parenté avec le sanskrit, la plus ancienne langue écrite en Inde. Cela va du latin, du grec et de l’allemand (ancien et moderne), aux langues celtiques et slaves, et jusqu’à l’albanais, l’arménien et le persan. Armé d’une une panoplie de règles phonétiques, morphologiques et syntactiques tirées de l’observation, Schleicher en établit la filiation, cherchant parfois à saisir un « chaînon manquant », et surtout à fixer les traits d’une hypothétique « langue mère » (Ursprache), sorte d’ancêtre fondateur disparu de toute la famille : la langue « indo-européenne ». Ce sera le Graal de certains de ses continuateurs et disciples, et le début d’un long et houleux débat sur l’existence d’une civilisation et d’un peuple indo-européens. Car les vues de Schleicher ne sont pas exemptes d’à-côtés anthropologiques. Il pense, comme beaucoup de ses collègues et comme l’a professé Wilhelm von Humboldt, que langues et cultures sont les miroirs l’une de l’autre. Or, elles ne se valent pas : certaines sont plus évoluées que d’autres.