Le nom de Célestin Freinet est si connu en France qu’on peut avancer sans risque qu’il fait partie du patrimoine éducatif français. Quel éducateur, ou même quel parent ne l’a entendu prononcé ? Pas toujours de manière positive d’ailleurs, puisque les méthodes Freinet sont classées dans les « pédagogies alternatives », attractives ou répulsives selon les opinions. De fait, il n’existe en France, d’après les déclarations de l’Institut coopératif de l’école moderne (Icem), qu’une quinzaine d’écoles qui pratiquent dans leur globalité les formes d’enseignement prônées par ce pédagogue.
Mais déjà de son vivant, C. Freinet (1896-1966) avait connu un succès qui s’est exporté hors de l’Hexagone, via notamment, dès les années 1930, les congrès de la Ligue internationale de l’éducation nouvelle. Dans les années 1960, ses méthodes inspirent le courant de la Pédagogie institutionnelle de Fernand Oury ainsi que nombre de projets libertaires ou autogestionnaires qui se développent dans la mouvance soixante-huitarde. Aujourd’hui, plusieurs de ses techniques ont pénétré l’institution scolaire – sans d’ailleurs toujours en respecter la philosophie ni les finalités.
Une autorité de compétence
La notoriété de C. Freinet se mesure aussi à l’abondante littérature dont il fait toujours l’objet. Lui-même a laissé une imposante bibliographie et pléthore d’articles dans la presse de l’époque d’obédience communiste mais aussi dans les revues pédagogiques militantes qu’il avait fondées 1. À cela s’ajoutent les écrits de son épouse Élise, à qui l’on doit sans doute les réalisations pédagogiques autant qu’à Freinet lui-même. C’est du moins ce que montre le témoignage de leur fille Madeleine qui leur a consacré une vaste biographie dans laquelle se mêlent les souvenirs du quotidien et les actions militantes souvent épiques qui ont ponctué la vie mouvementée de ce couple d’instituteurs 2.
Si l’on veut comprendre la pédagogie de C. Freinet, on ne peut s’en tenir à ses œuvres théoriques. Sa genèse s’enracine dans les expériences de vie de ce pédagogue qui fut avant tout un praticien. Au-delà des récits quelque peu hagiographiques de ses admirateurs (parfois appelés avec humour « freinétistes »), l’ouvrage de l’historien Emmanuel Saint-Fuscien, paru en 2017, montre que le « pacifisme » dont C. Freinet s’est réclamé et dont découlent ses méthodes a été tout relatif, dans un climat marqué par deux guerres mondiales, la guerre d’Espagne et les guerres scolaires que le couple a affrontées 3.
C. Freinet naît en 1896 dans un village de l’arrière-pays provençal. Son père est agriculteur, sa mère tient l’épicerie du village. Dans ce milieu profondément rural dont il restera imprégné, le jeune C. Freinet, bon élève, suivra le cursus des enfants du peuple : certificat d’études, puis brevet supérieur qui l’envoie à l’École normale d’instituteurs de Nice en 1912. Dans une ambiance annonciatrice de la guerre, l’enseignement baigne dans un imaginaire militaire. Les chroniqueurs de l’époque comparent l’autorité de l’enseignant dans sa classe à celle de l’officier : « Entre la férule et le galon ». Est-ce la raison pour laquelle, mobilisé comme tous les jeunes de son âge en 1915, il est volontaire pour suivre à Saint-Cyr une formation d’aspirant officier ? Envoyé au front en 1916, ses carnets attestent de ses premières expériences de l’autorité. Il fait partie de ces sous-chefs, mal reconnus voire méprisés par leurs supérieurs et brocardés par une armée de soldats indisciplinés, qui font peu de cas de ses ordres. Ce n’est que lorsqu’arrivent des armes nouvelles dont il doit enseigner le maniement en tant que chef de section qu’il réussit à mobiliser l’intérêt de ses subalternes. Lui-même passionné par ces nouveaux armements, il obtient ce qu’il appellera « une autorité de compétence ».
Dans l’affrontement du Chemin des Dames, une balle lui transperce le poumon et lui vaudra, en tant qu’ancien combattant, une invalidité à vie de 70 % en même temps qu’une reconnaissance officielle dont il se réjouit dans ses carnets : « Jeune aspirant qui s’est vaillamment comporté au combat du 23 octobre 1917. Très grièvement blessé en enlevant la position ennemie à la tête de sa section. »
L’imprimerie à l’école
Au sortir de la guerre, C. Freinet se décrit « affaibli, essoufflé, incapable de parler en classe plus de quelques minutes ». Il se retrouve mal à l’aise devant les élèves, ce que ses premières inspections ne manquent pas de signaler. Cette fois encore, le revirement va venir de la technique. Nommé dans le petit village de Bar-sur-Loup en 1920, il installe dans sa classe une imprimerie (technique déjà utilisée en Suisse et en Belgique dans les pédagogies nouvelles). Cette innovation va être au cœur de toute la pédagogie de C. Freinet : les élèves rédigent leur propre texte à partir d’événements qui les ont marqués (C. Freinet initie la pratique du « texte libre ») ; chaque jour, on en choisit et en corrige un ou deux qui viendront enrichir le « livre de vie » de chaque élève. Très vite complétée par la linogravure, l’imprimerie permettra de développer la correspondance avec d’autres écoles, ainsi que le journal scolaire, qui installe la communication avec le monde extérieur. L’imprimerie devient école de rigueur et de coopération. Elle mobilise des compétences scolaires, comme la rédaction ou la maîtrise de l’orthographe, de la grammaire et de la ponctuation. Elle permet aux enfants de collaborer selon leur âge (les classes rurales comportent plusieurs niveaux) dans les tâches techniques telles que l’agencement compliqué des caractères et de la mise en page, l’encrage et l’impression proprement dite. En rendant sa classe « active », C. Freinet invente sa célèbre « pédagogie coopérative » qu’il ne va cesser de faire évoluer.