Rencontre avec Ian Kershaw

Comment le nazisme a triomphé

Dans sa biographie d’Hitler, l’historien Ian Kershaw montre que ce sont les circonstances et l’action d’un entourage de fanatiques, alliées à la figure charismatique du Führer, qui expliquent la mise en œuvre du nazisme et de la Shoah.

Malgré la notoriété que lui ont apportée ses travaux sur le nazisme dans la communauté internationale, Ian Kershaw reste attaché à son Angleterre natale. C’est à l’université de Sheffield, où il occupe la chaire d’histoire contemporaine qu’il livre cet entretien. Il parle de ses travaux sur le nazisme avec une assurance tranquille, dévoilant sa connaissance approfondie des publications innombrables sur la question. Comment cet homme paisible est-il devenu l’un des meilleurs spécialistes du régime hitlérien ? Un peu par hasard, explique-t-il. Deux circonstances vont orienter son choix. D’une part, son intérêt pour les débats politiques de cette période et pour l’histoire sociale ; d’autre part, les cours d’allemand qu’il suit à l’institut Goethe de Manchester.

En 1972 puis en 1974, deux séjours en Bavière lui confirment son intérêt pour la civilisation allemande… Par un dimanche après-midi pluvieux, dans un café de Munich, un homme âgé engage avec lui une conversation. Il lui demande sa nationalité, et déclare : « Vous les Anglais, vous avez manqué le coche. Vous auriez dû vous joindre à nous pendant la guerre, nous aurions vaincu le bolchevisme et dirigé le monde. » I. Kershaw l’interroge alors sur les années 1930 : « C’étaient les meilleurs moments que nous ayons jamais eus… » La suite est émaillée de violents propos antisémites. C’est un choc pour I. Kershaw : « Je décidai d’essayer de comprendre ce qui avait pu se passer dans cette petite région d’Allemagne dans les années 1930 et 1940 : je voulais explorer les mentalités et les attitudes… » Il a alors l’opportunité de travailler au prestigieux Institut für Zeitgeschichte (Institut de l’histoire du temps présent de Munich) que dirige l’historien allemand Martin Broszat.

De cette période naîtra un livre, publié en Angleterre en 1983, L’Opinion allemande sous le nazisme en Bavière. De fil en aiguille, les questions assaillent l’historien : comment expliquer la « réussite » du nazisme ? La population allemande était-elle imprégnée d’un antisémitisme plus profond que l’antijudaïsme traditionnel des pays catholiques ? Pourquoi, de toutes les économies industrielles et capitalistes, l’Allemagne est-elle la seule à avoir produit une dictature fasciste aussi extrême ? Hitler réalisait-il un programme longuement mûri qui correspondait aux attentes d’un peuple ?

 

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Hitler a-t-il élaboré une théorie politique qu’il a appliquée à partir de 1933, ou bien a-t-il profité de circonstances favorables pour installer sa dictature ? En fait, à qui incombe la responsabilité du nazisme ?

Hitler était quelqu’un qui avait des opinions très tranchées sur n’importe quel sujet. Il radicalisait tout et pouvait aussi bien se mettre très vite en colère que s’enthousiasmer démesurément. À Vienne, il était solitaire et peu sociable. Pendant la Première Guerre mondiale, il fut considéré comme un soldat très courageux, mais aussi comme un original, un peu excentrique, qui restait en marge des autres. Mais, en 1919, à Munich, il s’aperçoit que ce qu’il dit peut être entendu. Il le souligne à deux reprises dans Mein Kampf : « Je pris alors conscience que je pouvais parler ». Il voulait dire par là que les gens commençaient à l’écouter ; et que lui, mieux qu’aucun autre, était capable d’exprimer leurs peurs, leurs haines et leurs ressentiments, mais aussi leurs espoirs. Ce fut son entrée en politique. La vision très manichéenne qu’il avait des choses devint un atout formidable quand il se mit à parler aux gens dans les brasseries munichoises.

, n° 105, mai 2000