Confucius La légende des siècles

Né il y a deux mille six cents ans, le sage chinois a profondément façonné la mentalité de son pays et de l’Asie. Il connaît aujourd’hui un retour en grâce ambigu à Pékin.

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Il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir rendre hommage à son ancêtre à la puissance soixante-dix-neuf. C’est pourtant ce qui arrive régulièrement, dans des cérémonies publiques ou dans la presse, à Kung Tsui-chang, un homme d’affaires taïwanais de 46 ans, aujourd’hui principal représentant en ligne directe d’une des généalogies les plus anciennes du monde : son très lointain ancêtre, à soixante-dix-neuf générations d’écart, est le sage Confucius, dont la pensée a profondément façonné depuis près de trois millénaires non seulement sa Chine de naissance mais aussi une bonne partie de l’Asie. « Plus qu’un homme ou un penseur, et même plus qu’une école de pensée, Confucius représente un véritable phénomène culturel qui se confond avec le destin de toute la civilisation chinoise, écrit dans son Histoire de la pensée chinoise (1997) la sinologue Anne Cheng. Ce phénomène, apparu au 5siècle avant notre ère, s’est maintenu pendant deux mille cinq cents ans et perdure encore aujourd’hui, après avoir subi maintes transformations et survécu à bien des vicissitudes. »

Les dates de naissance comme de mort de Confucius sont parvenues jusqu’à nous avec une grande précision, presque suspecte : il est né le 28 septembre 551 avant J.-C. et mort le 11 avril 479 dans ce qui est actuellement la province de Shandong, dans le Nord-Est de la Chine, durant la période dite des « Printemps et Automnes », marquée par de nombreux conflits entre principautés. Il est présenté comme possible contemporain du fondateur du taoïsme Lao Tseu, de Siddhartha Gautama, le premier Bouddha, et du prophète Zoroastre (dont les dates de naissance et de mort sont, elles, déterminées avec beaucoup moins de certitude), vit à la même époque que des prophètes bibliques comme Zacharie ou Malachie et meurt une petite dizaine d’années seulement avant la naissance de l’athénien Socrate. En cela, il constitue une des incarnations de ce que le philosophe allemand Karl Jaspers appelle la « période axiale de l’humanité », marquée par l’émergence de plusieurs grandes spiritualités.

À partir de 1911, la doctrine confucéenne symbolise une Chine sclérosée, critique reprise ensuite par les communistes de Mao.

Dans son roman Création (1981), qui évoque les figures majeures de cette époque, le grand écrivain américain Gore Vidal fait rencontrer à son héros « un grand et mince vieillard au visage pâle, aux grandes oreilles, au front bombé, à la barbe clairsemée », avec qui il partage une partie de pêche qui le laisse « ébloui » : « Je découvris en Confucius un homme exceptionnel, bien que je ne pusse apprécier l’immensité de son érudition, pour laquelle il était célèbre dans l’empire du Milieu. » Si sa figure a pu être assimilée à celle d’un religieux, et le confucianisme faire office de religion d’État, Confucius s’est consacré sa vie durant aux affaires terrestres en tant qu’éducateur et conseiller du prince. À 20 ans, il entre au service du duc Zhao, souverain de la principauté de Lu, comme vérificateur des poids et mesures sur les marchés, avant, à l’âge de 30 ans, de commencer à enseigner à quiconque le demande, et pas seulement aux fils de nobles comme c’est l’usage. Une tâche qu’il accomplit dans son école comme sur les routes où le jette un exil provoqué par les troubles politiques de l’époque. Au début du 5e siècle avant J.C., il exerce les fonctions de ministre des Travaux publics, ministre de la Justice puis conseiller personnel du duc Ding, le successeur de Zhao. Quelques années plus tard, il entame un nouvel exil, d’une quinzaine d’années cette fois, qui le voit former une nouvelle génération de disciples.

La pensée confucéenne, morale d’État

La carrière de « maître Kong » (« Kong Fuzi », nom latinisé en Confucius au 16e siècle par les missionnaires jésuites envoyés en Chine) se révèle donc précaire, alternance de charges officielles et de périodes d’éloignement du pouvoir. Mais l’important est moins cette existence que le récit qui en a été fait et la façon dont il a été transmis à travers un livre, les Entretiens : de façon significative, une de ses biographies en français, signée René Étiemble au milieu des années 1990, s’intitule Confucius, de - 551 (?) à 1985. « C’est parce qu’il est fictif que Confucius est réel ; il accède à la forme pure du contenu historique incarné en figure de légende, écrit le sinologue Jean Levi en introduction de sa récente traduction des Entretiens (Les Belles Lettres, 2019). Si Confucius n’était pas attesté par les sources historiques, il faudrait en supposer l’existence. Sans lui, sans les formes nouvelles de sociabilité qu’il expérimente en pensant perpétuer une tradition dont il sera le principal fossoyeur, le cours de l’histoire chinoise demeurerait inexplicable. »