Dernières nouvelles du moi : comment être adulte ?

Deux figures antithétiques dominent la pensée : d’un côté, l’individu fort, rationnel, performant, heureux ; de l’autre, le sujet faible, vulnérable, victime, minoritaire. Elles révèlent notre difficulté contemporaine à penser la vie adulte.

L’individualisme contemporain est pris entre deux tentations qui sont pour lui comme Charybde et Scylla. La première est la plus connue. C’est celle du narcissisme : quand l’ego se gonfle au point d’oublier l’altérité, celle de l’entourage, du temps, de l’espace, du monde, de la mort… Tout alors se ramène à soi dans un délire mégalomaniaque et égocentrique. L’individu ne connaît plus de limites – transhumanisme –, il ne se reconnaît plus de racines – self-made man –, il aspire à ne se nourrir que de lui-même.

Mais, à l’opposé de cette première tentation et devant sa démesure, en survient une autre, tout aussi séduisante et sans doute tout aussi « démesurée » : celle du vide, du néant et de la soumission. L’individu dépressif, fatigué d’être lui-même (comme dit Alain Ehrenberg), cherche à s’exténuer dans le rien, à s’effacer dans le neutre, à se dissiper dans le fade. Cet individu-là n’a pas de conviction (car tout est relatif), pas d’âge (car il faudrait « le faire »), pas de sexe (pardon… de genre), pas d’intérêt (pour ne pas risquer les « conflits » du même nom), pas d’identité (car elle est toujours trahison)…

Le devenir-Dieu ou le redevenir-fœtus

« Entre l’amour de soi jusqu’à l’éviction du reste et la volonté d’abolition de soi dans ses expressions les plus variées, entre l’absolu de l’être et l’être rien, peut-être n’aurons-nous jamais fini de balancer », écrivait déjà Marcel Gauchet, dans Le Désenchantement du monde (1985).

Ces deux tentations du tout et du rien ont un point commun : celui d’espérer dépasser la finitude humaine. La première dans le rêve de l’infini ; la seconde dans le fantasme de l’indéfini ; la première dans l’idéal d’un devenir-Dieu ; la seconde dans la nostalgie d’un redevenir-fœtus. Oserai-je dire que Michel Houellebecq me semble aujourd’hui celui qui, avec le plus de profondeur et de constance, explore cette double tentation hypermoderne en même temps que leur possible convergence ? Car le désir fou d’une immortalité clonée et téléchargée dans La Tentation d’une île rejoint l’abandon assumé et réfléchi de l’exigeante autonomie dans Soumission.

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Dans un livre récent, Disparaître de soi (2015), David Le Breton apporte lui aussi une contribution importante à l’analyse de la deuxième tentation. Il appelle « blancheur » le désir de dissolution de l’ego. Devant les injonctions démesurées du moi, qui doit toujours être plus actif et réactif, autonome et responsable, sûr de son identité et fier de ses racines, rempli de projets pour soi et ouvert sur les autres…, D. Le Breton raconte les formes subtiles et variées que peut prendre le ras-le-bol de soi. Lorsque l’individu libre de tout cherche à se libérer de son individualité ; lorsque le devoir d’émancipation lui apparaît comme une chaîne et un boulet ; lorsque la nostalgie d’un moi simple et soumis l’envahit.