Depuis le début des années 2000, les principales grandes écoles françaises ont proposé des actions dans des lycées défavorisés visant à diversifier leur recrutement. Si la plupart interviennent pour encourager, accompagner et préparer les (meilleurs) élèves au concours d’entrée, très peu ont aménagé les conditions de recrutement et proposé des voies parallèles (dérogatoires) au concours habituel. La spécificité de l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po) et des Conventions Éducation Prioritaire (CEP) qu’elle a instituées en 2001 est de combiner ces deux dimensions (encadré ci-dessous). L’idée étant qu’en agissant en amont auprès des milieux les moins représentés et les plus éloignés de l’excellence scolaire, on se donne les moyens de corriger les effets bien connus des inégalités sociales et territoriales. Le succès de la formule « convention zep » constitue d’ailleurs un affichage clair quant au public, aux territoires et aux établissements visés.
Sciences Po participe par ailleurs à un programme expérimental qui vise à améliorer la qualité de la formation dans les lycées, à travers des enseignements transversaux, des sorties culturelles, des rencontres… Sans que cela débouche nécessairement sur l’entrée à Sciences Po ou dans des filières sélectives qui conduisent à l’élite. Il s’agit moins de diversifier l’élite que d’agir pour l’égalité des chances.
Transformer les dispositions
L’enquête que nous avons menée (1) dans quatre lycées de Seine-Saint-Denis montre qu’une telle action contribue à faire émerger de nouvelles aspirations et perspectives, dans des contextes locaux et scolaires imbriquant d’une façon plus prononcée et visible qu’ailleurs les dimensions sociales (appartenance aux catégories populaires, voire précaires) et « ethniques » (expérience migratoire, environnement culturel et linguistique, stigmatisation), liées à la forte présence de populations populaires immigrées ou d’origine immigrée. L’un des traits marquants de ces contextes est qu’une grande majorité de parents, en particulier les primomigrants, ont connu un parcours scolaire court. Loin d’être démissionnaires, ils ne se sentent néanmoins pas compétents pour juger des questions d’évaluation du niveau, de pédagogie ou d’orientation, et s’en remettent à l’institution (« je fais confiance au lycée »), mais aussi et surtout à l’enfant. Les élèves se trouvent ainsi doublement responsabilisés, par leurs parents, qui leur font confiance et attendent « une réussite », mais aussi par des actions du type Sciences Po qui valorisent, sur fond de discours méritocratique, la capacité de l’élève à s’investir personnellement et construire de manière relativement autonome sa trajectoire.
Car les programmes Sciences Po ne se donnent pas tant pour objectif d’agir sur le contenu proposé que sur les représentations et les comportements des lycéens. À travers la mobilisation de l’établissement, l’apport d’information sur le système scolaire et les filières prestigieuses, ainsi qu’une offre de culture générale et d’ouverture socioculturelle, il s’agit de contrer une certaine autocensure et d’ouvrir les élèves à d’autres univers sociaux. Les lycéens apprécient particulièrement l’engagement des professeurs, dont ils disent qu’il est un moteur essentiel de leur motivation scolaire. Ils se sentent valorisés, objet d’attention et d’écoute. L’importance de cette forme de protection ressort a posteriori : une jeune fille d’Épinay-sur-Seine ayant intégré Sciences Po oppose ainsi le caractère convivial, voire amical et rassurant du lycée au caractère compétitif et individualiste de Sciences Po. Elle explique sa dépression en milieu de première année par son « ras-le-bol de l’ambiance et le manque de convivialité ». Elle trouvera refuge chez sa grand-mère, et redoublera sa première année.
À travers les moyens supplémentaires mis en œuvre, les élèves ont vraiment le sentiment d’appartenir à un établissement scolaire qui lutte contre les inégalités. C’est pour eux une juste réparation (voire un privilège) de recevoir plus que les élèves d’établissements favorisés. Cela favorise la croyance en l’égalité des chances à l’école. Une fille de terminale à laquelle nous demandons si elle croit à l’égalité des chances à l’école répond ainsi : « Ben oui (…). Le lycée ça en est la preuve : les conventions ZEP ça en est la preuve. »
Entre ouverture culturelle et socialisation
L’accès à l’information sur les filières sélectives de l’enseignement supérieur, une des carences majeures de ces lycéens de milieu modeste, constitue un point très sensible, et les ateliers visent également à inciter un plus grand nombre d’élèves à s’y orienter. Un discours très bien reçu par les lycéens qui stigmatisent leur posture antérieure interprétée en termes de « culture de l’échec ». Un garçon de terminale raconte ainsi : « L’autre jour je suis rentré, je leur (ses amis du quartier) ai fait oui, je leur ai juste dit que je veux intégrer Sciences Po (…). Ils ont tous couru genre pour me dire : “Allez, qu’est-ce que tu vas faire à Sciences Po, reste tranquille, tu vois. Va à Saint-Denis et casse-moi pas la tête, quoi !” » Les ambitions, c’est ce que retiennent les élèves finalement entrés à Sciences Po : « Je n’avais plus peur du concours, je n’avais plus peur d’entrer en master, ça m’a permis vraiment de changer, de me dire mais non c’est possible. » Une bonne part de ceux qui échoueront au concours d’entrée à Sciences Po s’orientera ainsi vers des classes préparatoires ou d’autres filières sélectives.