En 1973, Henry Mintzberg, une des figures de proue de la sociologie des organisations, publiait une enquête sur le travail des managers qui prenait le contre-pied des idées admises jusque-là 1. Contre le mythe du dirigeant éclairé qui pilote sa machine comme un capitaine de navire, H. Mintzberg montrait l’extrême dispersion du travail des cadres dirigeants. L’activité quotidienne des managers laissait peu de place à la réflexion stratégique ; au contraire, leurs tâches étaient marquées par la brièveté, la variété, la fragmentation, l’interruption permanente par des urgences, le tout étant entrecoupé d’activités banales et sans grande importance et de multiples contacts informels improvisés.
Cette activité fragmentée et dispersée est aujourd’hui devenue la norme de beaucoup de professions si on en croit l’enquête menée par la sociologue Caroline Datchary, auteure de La Dispersion au travail 2. L’enquête a été menée dans des secteurs aussi différents que la banque, le bâtiment, l’école ou la recherche : du trader au conducteur de travaux, du professeur des écoles à l’enseignant-chercheur, tous sont confrontés à la dispersion. Tous connaissent les effets délétères du zapping mental : stress, fatigue, sentiment d’urgence et d’impuissance, puis découragement et sentiment de perte de contrôle.
C. Datchary souligne aussi que le papillonnage n’a pas que des défauts, il revêt certains agréments : la variété (on ne s’ennuie jamais), la créativité (le fait de toucher à tout produit aussi de l’inventivité). De toute façon, note la sociologue, il ne faut pas voir la dispersion comme une pathologie organisationnelle : elle est inhérente au travail contemporain. Autrement dit, il faut apprendre à vivre avec plutôt que de chercher à y échapper. Inutile de rêver d’un monde bien en ordre d’où toute dispersion (avec son flot de sollicitations, de détails à régler, de pannes, d’urgences et d’imprévus) aurait disparu. Ce monde sans désordre n’existera jamais : l’essentiel est d’apprendre à ne pas se laisser envahir par lui.